Sébastien Daucé et son ensemble Correspondances entraînent avec « Psyché » dans le Londres de Charles II. Après les années austères du républicain Cromwell, l’Angleterre renoue avec la cour avec dans la ligne de mire du souverain en place le modèle de Louis XIV. C’est ainsi que le compositeur Matthew Locke se voit confier la mission de créer le premier opéra anglais. La « Psyché » Lully lui sert d’exemple. Sébastien Daucé s’en empare dans une version de concert, dont il a fallu combler des blancs. Avec ses musiciens et chanteurs, il a présenté au théâtre de Caen une reconstruction convaincante à souhait.
« Psyché », lors de la création au festival Midsummer au château d’Hardelot (Pas-de-Calais). (Photo Sébastien Mahieux).
Il fallait bien un Offenbach pour terminer l’année au théâtre de Caen. D’autant que toute l’année 2019 a marqué le bicentenaire de la naissance du compositeur d’ « Orphée aux enfers ». Parmi ses opéras bouffe à la française, « Madame Favart » ne compte pas parmi les plus connus et donc les plus mis en scène. Mais il fête à sa façon une artiste très célèbre en son temps, Justine Favart. Elle et son mari ont laissé leur nom à l’Opéra Comique. La salle parisienne a tout naturellement accueilli cette nouvelle production réjouissante, dont le théâtre de Caen est partenaire.
Quand il écrit « Madame Favart », Jacques Offenbach (1819-1880) est au soir de sa vie. Ses origines allemandes et sa popularité due à ses grands succès sous le Second Empire l’ont rendu suspect au regard de la IIIe République née dans la douleur de la défaite de 1870 et de la Commune. Le compositeur vient de traverser des années difficiles quand il se penche sur le destin de Justine Favart juste avant la « Fille du Tambour Major ». Après ce sera son grand œuvre « Les Contes d’Hoffmann », qui éclipsera un peu ce qui sera classé comme ses « opéras patriotiques ».
Offenbach a besoin d’une nouvelle reconnaissance. Il s’intéresse à l’histoire de Justine Duronceray (1727-1772), encore inscrite un siècle plus tard dans la mémoire collective. Cette artiste complète _ elle joue, danse, chante, compose _ est l’épouse de Charles-Simon Favart, directeur de l’Opéra Comique. Le couple et leur troupe de comédiens sont engagés par le Maréchal de Saxe. Il s’agit d’entretenir le moral des troupes de Louis XV engagées dans la guerre de succession d’Autriche, dont le sort se scellera à Fontenoy, au Pays Bas, par une victoire française.
Le Maréchal avait des vues sur Justine Favart et manœuvra pour éloigner le mari. Cet épisode de la petite histoire dans la grande histoire avait de quoi réveiller des cocoricos républicains, qui, dans un contexte victorieux, retiennent comment un grand aristocrate a été mis en échec par une comédienne. Avec la complicité des librettistes Alfred Duru et Henri Chivot, Offenbach concocte une intrigue à la Molière, avec force ruses, quiproquos, travestissements, qu’illustre une musique frénétique.
Le lever de rideau fait découvrir un atelier de confection de costumes, réplique de celui de l’Opéra Comique. Il convient de le savoir pour ne pas céder à l’incongruité de certaines répliques du premier acte. Ainsi d’Hector de Boispréau, ami de Justine Favart, qui réclame une omelette au milieu de machines à coudre ! Par cette option de décor, Anne Kessler, qui signe la mise en scène, applique la formule du théâtre dans le théâtre.
Ainsi se laisse-t-on imaginer tout le personnel de l’atelier représenté les chanteurs et choristes, blouse blanche et mètre ruban autour du cou, s’inscrire progressivement dans l’histoire de « Madame Favart ». Ce qui explique aussi la présence d’un jeune garçon qu’on peut supposer l’enfant d’une couturière. Le décor est amené à s’effacer ainsi aux yeux du spectateur qui vont s’attacher à l’évolution des personnages. Mais le choix, qui répond certes dans un hommage à la salle Favart et à ses coulisses, aurait été plus explicite, si, par exemple, plusieurs des mannequins portaient les doubles des costumes des protagonistes.
Car les rebondissements qui parsèment cet opéra-bouffe impliquent des travestissements, dont Madame Favart devient une spécialiste. La vraie Justine fut reconnue comme pionnière dans l’utilisation de costumes réalistes sur scène. Là, son personnage apparaît sous toutes les coutures _ chanteuse des rues, servante, douairière, marchande _ pour déjouer les recherches du gouverneur Pontsablé missionné par le Maréchal, avant d’apparaître enfin dans sa vraie nature d’artiste lyrique.
La mezzo Marion Lebègue incarne avec une spontanéité assurée une Favart d’emblée sympathique. Autour d’elle, est réunie une équipe de chanteurs aux interventions vocalement heureuses : Christian Helmer (Favart), baryton efficace ; François Rougier (Boispréau), un ténor à suivre. On avoue un faible pour le timbre confiant de la soprano Anne-Catherine Gillet (Suzanne, la jeune épouse de Boispréau), qui, à ses qualités de chanteuse, ajoute la souplesse d’une danseuse de Cancan.
Franck Leguérinel (Major Cotignac) et Eric Huchet (Pontsablé), dont la silhouette et le phrasé évoquent un Jean Tissier complètent une distribution, solidement épaulée par le Chœur de l’Opéra de Limoges. L’orchestre de ce même opéra, mené de main de maître par Laurent Campellone, intervient sans faille au fil de l’histoire qui se conclut dans un décor de fumoir de l’Opéra Comique. Toujours lui ( !), pour effacer un peu plus le regret d’Offenbach de ne pas avoir vu sa « Madame Favart » créée place Boieldieu.
Un (petit) regret toutefois. Entre certains passages joués et d’autres chantés, s’immiscent des « blancs », qui auraient mérité être balayés par un peu plus de folie. Même si on leur doit « Les Chevaliers de la Table Ronde » d’Hervé, les librettistes de « Madame Favart », n’atteignent pas ici la même truculence de la paire Meilhac-Halevy de « La Vie parisienne » des « Brigands » ou de « La Périchole ». Bon, il y a des formules délicieuses, comme le nom de l’aubergiste, Biscotin, ou le qualificatif de « Nymphe potagère » (du Feydeau avant l’heure). . « Voila comment ça s’fit !»… à notre bonheur parmi des « Rantanplan » tonitruants
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« Madame Favart », au théâtre de Caen, dimanche 29 et mardi 31 décembre 2019.
Pour son
premier spectacle lyrique de la saison 2019-2020, le théâtre de Caen sort de
l’oubli une œuvre du Siècle d’Or espagnol. « Coronis » du compositeur
Sebastian Duron (1660-1716) a été créée juste à l’entrée du XVIIIe siècle. Son
premier spectateur fut, à Madrid, le
jeune Philippe V, petit-fils de Louis XIV. Le metteur en scène Omar Poras fait
vivre son imagination foisonnante dans cette rivalité entre Neptune et Apollon
pour les yeux de la belle nymphe. Vincent Dumestre apporte, lui, l’excellence
de son ensemble musical. Le Poème Harmonique, qui fête ses vingt ans, offre un
écrin aux rôles chantés par une équipe féminine enthousiasmante.
« Coronis », une fantaisie baroque ressucitée au théâtre de Caen par le Poème Harmonique dans une mise en scène d’Omar Poras. (Photo Philippe Delval).
On ne connaît pas l’auteur du livret de « Coronis ». Mais c’est à se demander s’il n’a pas anticipé, malgré lui, les conséquences d’un dérèglement climatique, entre un Neptune qui menace d’un tsunami et un dieu Soleil, Apollon prêt à mettre le feu. Les pauvres mortels du peuple de Thrace ne savent plus où donner de la tête.
Cherchez la
nymphe. A son corps défendant, Coronis est l’enjeu de cet antagonisme entre les
d(i)eux. Ajoutez à cela un peu de géopolitique mythologique. C’est à celui qui
prendra sous tutelle la ville de Phlègre. Il faut bien un traître dans
l’affaire. C’est ce Triton, mi chair-mi écaille, que rien n’arrête. Ce valet de
Neptune compte garder à son profit l’enlèvement de la belle sur laquelle pèsent
de bien sombres prédictions.
« Coronis » s’inscrit dans le genre de la zarzuela,
théâtre dramatique et musical typique de l’Espagne. Seule exception là, l’œuvre
est entièrement chantée. Presqu’exclusivement par des femmes. On apprend qu’à
l’époque on faisait appel à des comédiennes formées au chant ; les
chantres de la Capilla Real ne se compromettaient à monter sur une scène
n’ayant que mépris pour le métier d’acteur.
Vincent
Dumestre fait partie de ces musiciens-chercheurs qui découvrent des pépites.
« Coronis » est de celles-là, qui résonnent de rythmes de
castagnettes et de guitares aux cordes fringantes. Omar Porras, dont on se
souvient, entre autres, de son « Amour et Psyché » d’après Molière,
s’empare avec jubilation de cette fantaisie baroque que lui inspire le théâtre
de tréteaux. Le drame y côtoie la farce. Il suffit d’ouvrir la malle aux
costumes et aux accessoires.
Le décor
s’inscrit dans une grotte, cet espace propice à la fantasmagorie. Le spectacle
se déploie avec chanteuses, mimes et acrobates. Chevelure rousse emplumée de
noir, silhouette de danseuse enveloppée de transparence, Ana Quintans incarne
une Coronis à la fois candide et gaffeuse. Son personnage, qui trouve son alter
ego en la présence d’une étonnante contorsionniste, est au centre des
sollicitudes.
Sirène et
Ménandre s’en font les échos. Tout de contraste, ligne efflanquée et profil rond, le couple formé
par Victoire Bunel et Anthea Pichanick représente les Thraciens. Du moins ceux
qui peuvent donner de la voix. Leur condition de simples humains les conduit à
s’en remettre au devin Protée. Les cheveux irrémédiablement dressés sur la tête
témoignent du pessimisme des augures du magicien, joué par Emiliano Gonzalez
Toro Bon _ seul homme avec Olivier Fichet dans la distribution vocale. Disons-le
tout de suite, il n’en sera rien. Jupiter enverra Iris, son arc-en-ciel de la
paix, mettre de l’ordre dans ce bazar.
En
attendant, Neptune (Caroline Meng), barbe et habits couleur de flots, et Apollon
(Marielou Jacquard) lingot d’or surmonté
d’une abondante chevelure moussue, ne cessent d’éprouver les nerfs des Thraciens.
Jusqu’au moment où Triton revient à la charge et s’irrite de voir ses
déclarations repoussées par Coronis. D’un coup de lance, le dieu solaire coupe
court à ses avances. La plainte du monstre agonisant le rend touchant. L’interprétation
d’Isabelle Druet y participe avec acuité.
Le décret
jupitérien interrompt les hostilités. Et pour solder cet accord, Sirène et
Ménandre, qui a dû surmonter son émotion bégayante, décident de se marier avec
la bénédiction d’Apollon. Et en toute connaissance de cause. Le couple a eu l’occasion
de se quereller sur les devoirs conjugaux respectifs.
Force feux d’artifice
saluent ce final d’un spectacle entier. Le jeu des lumières, des effets de mise
en scène, la truculence des costumes et des maquillages sollicitent sans répit
le regard. L’oreille est, elle, séduite par la qualité de la partition enchanteresse
et saisissante, restituée par le Poème Harmonique.
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« Coronis »,
au théâtre de Caen, mercredi 6, jeudi 7 et samedi 9 novembre 2019.
e Miranda, seul personnage féminin de l’ultime pièce de Shakespeare, « La Tempête », la librettiste Cornelia Lynn et la metteure en scène Katie Mitchell ont tiré une libre adaptation contemporaine. Elles en ont fait un drame musical sur des partitions d’Henry Purcell sélectionnées par Raphaël Pichon pour son ensemble Pygmalion. « Miranda » est une œuvre intense. Son effet de surprise bouscule l’ordre patriarcal comme une nécessité vitale. La distribution et l’orchestre sont au top.
Miranda (Kate Lindsey), la « noyée » vient régler ses comptes avec son père Prospero (Henry Waddington). Photo Pierre Grosbois.
Le théâtre
et son double musical constituaient à l’époque de Purcell (1659-1695) un genre
appelé semi-opéra. Katie Mitchell et Cornelia Lynn le reprennent à leur compte
dans une création transposée dans l’Angleterre d’aujourd’hui. Elles ont élaboré
une trame à partir de la personnalité de Miranda, la fille de Prospero dans
l’œuvre de Shakespeare, dont elles imaginent un retour plusieurs années après
la fin de la pièce.
Cette
intrigue se calque sur un choix de musiques de Purcell. Raphaël Pichon a puisé
notamment dans « The Tempest », évidemment inspirée du
dramaturge élisabéthain; aussi dans « The Fairy Queen » et
autres œuvres de scène du compositeur. S’y ajoutent quelques pièces vocales et
instrumentales de Matthew Locke et aussi d’anonymes.
Commando
L’intérieur
d’une chapelle moderne et dépouillée. Seuls quelques tableaux géométriques
rompent la sobriété de béton. Un office funèbre se prépare. La défunte est
Miranda. Partie en mer, on ne l’a pas revue. La thèse du suicide entretient les
commentaires. D’emblée, la tension est palpable. Prospero est irritable. Anna,
sa jeune épouse enceinte, en subit les conséquences. Anthony, le fils de la
noyée, est mutique. Ferdinand, le mari, est décomposé par son brusque veuvage.
On s’avance
vers une cérémonie dominée par le chagrin. Mais des signes menacent
l’ordonnancement : des bruits de bousculade au dehors ; l’incursion
d’une jeune femme qui veut s’emparer du portrait de la disparue. Soudain surgit
une mariée, le visage masqué de noir sous le tulle. Elle brandit un pistolet.
Elle n’est pas seule. L’accompagne quatre personnes, cagoules et vêtements
sombres, tel un commando d’indépendantistes corses. Elles tiennent en otage
l’assemblée, qui va devoir entendre la véritable histoire de Miranda.
On devine
sous le voile la « noyée ». Elle a simulé sa disparition pour mettre
Prospero devant ses responsabilités d’un
père mal aimant, indifférent au viol qu’elle a subi _ l’auteur semble bien être
Caliban le serviteur de la maison _, un père enfin empressé d’imposer un
mariage précoce. Il en faudrait plus pour ébranler le patriarche, au contraire
d’un mari suppliant. L’espoir vient du jeune Anthony qui retrouve sa
mère ; d’Anna aussi qui veut envisager l’avenir avec Prospero et leur
enfant à naître. Mais ce sont de sombres desseins qui animent le père de
Miranda. A la mesure des désillusions d’un temps qu’il a cru égoïstement
heureux.
Féministe
La musique
s’immisce somptueusement poignante tout au long de ce drame où le jeu théâtral
superpose l’action présente et l’évocation du passé, où au noir du deuil se
substitue le noir vengeur et, finalement, libérateur. Il témoigne d’une défense
en quête d’un amour désespéré de la part d’une jeune femme qui n’a que le tort
de susciter les regards masculins.
La création
de « Miranda », il y a dix-huit mois à l’Opéra Comique, a divisé la
critique parisienne. Le propos volontairement féministe de Katie Mitchell a
indisposé certaines plumes. On peut s’en étonner devant la sincérité de la
démarche, qui concerne tout le monde, dans un spectacle tenu de bout en bout.
La voix de la mezzo Kate Lindsey offre à Miranda cette plainte rageuse de
larmes bridées.
Katherine
Watson, soprano, incarne une Anna touchante d’attention et d’embarras mêlés.
Son « Alleluia », dont elle prend le relais d’un Anthony trop ému (belle
prestation inspirée du jeune Arsène Augustin de la Maîtrise de Caen), est
magnifique d’intensité. Romain Bockler est parfait en pasteur réconciliateur
contrarié. Son rôle de Ferdinand est limité, mais le ténor Rupert Charlesworth
dévoile un timbre remarquable de nuances. Henry Waddington a toute l’autorité d’un
chef de famille, ébranlé au final.
Raphaël Pichon dirige un chœur et un orchestre au mieux de leur forme. Ils assurent une concentration sans répit par des continuos et rythmes sans failles (les tambours de la procession funèbre) et des phrasés lumineux des cordes. Ce qui n’est pas un moindre exploit dans une atmosphère de demi-jour qui enveloppe ce semi-opéra.
Grande première au
théâtre de Caen, avec la création du « Freischütz »
de Carl Maria von Weber (1786-1826) par l’Insula orchestra et le
chœur Accentus, sous la direction de Laurence Equilbey. Mise en
scène par Clément Debailleul et Raphaël Navarra, cette
coproduction de la scène caennaise et de l’Opéra de Rouen
notamment bénéficie d’une distribution internationale de premier
ordre. Une tournée européenne l’attend jusqu’à l’automne.
Dernier acte, le Bien triomphe. Max bénéficie d’une clémence. Il a été manipulé, mais il devra attendre un an pour prendre la main d’Agathe. (Photo Julien Benhamou);
Hector Berlioz, dont on
célèbre cette année le 150e
anniversaire de sa disparition, ne cachait pas son admiration pour
« Der Freischütz » (« Le Franc-tireur). Il
considérait l’œuvre de von Weber comme le fondement même de
l’opéra romantique. Pour faire connaître l’œuvre en France, le
compositeur des « Troyens » alla même jusqu’à
transformer la partie parlée _ proscrite par les tenants du lyrique
français _ en récitatifs (1).
Inspirée d’un conte allemand du XVe siècle, l’œuvre réunit nombre d’éléments qui caractérisent le romantisme. L’épreuve, l’amour, le doute, le destin s’y mêlent dans une ambiance de fantastique exacerbé par un paysage forestier, dont la seule évocation de certains lieux _ la Gorge aux Loups _ suscite l’effroi. Les cors au fond des bois y participent.
Pianiste virtuose et de
compositeur, von Weber, dont la cousine Constance est alors la veuve
de Mozart, prend la direction musicale de l’opéra de Dresde. On
est en 1817. Il entame la composition du « Freischütz ».
Il l’entreprend comme une réplique à l’impérialisme de l’opéra
italien, qui domine en Europe. La première a lieu à Berlin, en
1821.
Pacte diabolique
Max, jeune chasseur, doit
réussir un concours de tir devant le prince Ottokar. En dépend son
mariage avec la douce Agathe et la charge de garde-chasse confiée
jusqu’alors à son futur beau-père, Kuno. Usant de stratagèmes,
Kaspar, autre chasseur aux griffes en fait du démoniaque Samiel,
fait miroiter l’avantage de balles magiques.
Pour Max, c’est
l’assurance de réussite ; pour Kaspar le moyen d’obtenir
encore un sursis sur terre. Mais sur les sept balles coulées au
cours d’un rituel nocturne sous l’œil du malin, six obéissent
au tireur. La septième dépend du bon vouloir du diable.
Pressentiments funestes, magie noire, monde maléfique créent cette
atmosphère faustienne, que contribue à développer la compagnie
rouennaise 14 :20.
Agathe (Johanni Van Oostrum, au centre) et Annchen (Chiara Skerath), deux complicités aux tempéraments opposés. Ici avec Max (Tuomas Katajala). Photo Julien Benhamou.
Manipulateur de balles
lumineuses, comme autant de feux-follets, Clément Dazin incarne un
Samiel aussi silencieux qu’inquiétant. Par le jeu d’hologrammes,
de vidéos, d’évolutions en apesanteur, spectres et visions
agitées viennent hanter les personnages aux costumes austères. Il y
a comme une référence bergmanienne à la mise en scène en
clair-obscur de Clément Debailleul et Raphaël Navarro.
Des effets de visions fantastiques ajoutent à la dimension hallucinatoire de l’opéra. (Photo Julien Benhamou).
La réfléchie et la joyeuse
Face au duo pernicieux
formé par Max et ce Kaspar de la nuit, il y a celui fragile et
rafraîchissant d’Agathe et de sa cousine Aennchen (Annette). La
première ne cache pas ses angoisses tandis que la seconde fait
preuve d’un caractère joyeux. Dans cette confrontation contrastée,
les deux sopranos, Johanni Van Oostrum et Chira Skerath excellent.
La Sud-africaine incarne
une Agatha aux accents doux avec ce voile aussi ténu que tenace
d’une fragilité extériorisée. Ses solos aimantent. Il n’est
que t’entendre son air du premier tableau de l’acte 2, qui se
termine par « all meine Pulse schlagen » (mon pouls bat à
tout rompre). On y retrouve la fameuse mélodie qui conclut
l’ouverture de l’opéra.
Port de tête à la Audrey Hepburn, la chanteuse belgo-suisse exprime par sa voix soyeuse un tempérament solaire, bien utile dans cette ambiance lourde de menaces. Les manigances de Kaspar n’y sont pas pour rien. La carrure de Vladimir Baykov, ajoutée à son timbre saisissant de baryton basse confère une autorité à laquelle cède Max.
Pas si libre Max
Le ténor finlandais Tuomas Kajatala tient le rôle du jeune homme. Il exprime subtilement toute l’ambiguïté de son personnage, tireur pas si franc. S’il consent à cette liberté surveillée par Samiel, c’est dans l’espoir de s’assurer le cœur d’Agatha et gagner l’estime de Kuno. On avait déjà été séduit par le chanteur dans « La Flûte enchantée » de Mozart par les Talens lyriques de Christophe Rousset dans une mise en scène de David Lescot. C’était en décembre 2017. Tuomas Katajala interprètait Tamino.
L’Ermite (Christian Immler) éclaire par sa sagesse l’issue heureuse du « Freischütz ». (Photo Julien Benhamou.
Là, le Max qu’il incarne
doit bien avouer sa ruse quand Agathe échappe à la septième balle
diabolique, protégée qu’elle est par la couronne de roses que lui a
confiée l’Ermite. C’est Kaspar qui en est la victime. Dans cette
lutte du bien et du mal, c’est bien la parole du sage qui prévaut.
Il convainc le prince de réduire très largement la sanction qu’il
réserve au jeune chanteur.
On a sans doute déjà
beaucoup écrit sur la couleur musicale du « Freischütz »
très proche de la symphonie. Weber utilise tout l’éventail des
instruments, avec un rôle bien déterminé pour les vents et les
bois. Laurence Equilbey s’y trouve comme dans son jardin à la tête
de son Insula Orchestra. Sa direction animée insufle une force
enthousiasmante.
Envolées
Les
interventions de son chœur Accentus sont impeccables de précision
et offrent un équilibre vocal exemplaire. Elles ajoutent aux scènes,
où se dévoilent visuellement des formes de subconscient, cette
dimension de fantastique attisée par des éclairages qui font
mouche.
On
sera juste un peu réservé par le jonglage des balles éclairantes,
qui tend parfois à détourner l’attention portée au chant. De même
les moyens d’apesanteur donnent dans le dernier acte de curieuses
envolées qui n’ont rien de lyriques. Ainsi on voit Johanni Van
Oostrum saisie par un curieux saut de carpe . Et Christian
Immler, par ailleurs parfait dans le rôle d’Ermite, ne semble pas
très à l’aise dès que ses pieds quittent le sol !
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Représentations
données au théâtre de Caen, vendredi 1er et dimanche 3 mars 2019.
Les
7 et 8 mars, au Grand Théâtre de Provence, à Aix : le 18 mars
à Bruxelles (version concert) ; le 22 mars, à Vienne, Autriche
(version concert) ; du 12 au 14 juillet, au festival
Ludwigsburg, Allemagne ; le 19 juillet à Beaune (versipn
concert) ; du 4 au 6 octobre, au Grand Théâtre du Luxembourg ;
les 19, 21 et 23 octobre, au Théâtre des Champs-Elysées, Paris ;
les 13, 15 et 17 novembre, à Opéra de Rouen Normandie.
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(1). Se référer à l’excellente émission de Christian Merlin, « Au cœur de l’orchestre, du dimanche 3 mars sur France-Musique ; également sur la même chaîne, à celle d « Arabesques » de François-Xavier Szymczak du lundi 4 mars.
Adapté d’un conte d’Oscar Wilde, « Le Nain » est un opéra dense et cruel d’Alexander Von Zemlinsky, écrit en 1922. On redécouvre ce compositeur autrichien qui fut le professeur de Schönberg et Berg et connut la solitude de l’exil. Sur la scène du théâtre de Caen, la mise en scène lumineuse de Daniel Jeanneteau sert une partition indissolublement liée à la tension dramatique. La jeune équipe d’interprètes et l’Orchestre régional de Normandie rivalisent d’engagement.
Le Nain (Mathias Vidal) découvre la cruauté de sa situation face à l’infante Donna Clara (Jennifer Courcier) et sa camériste Ghita (Julie Robard-Gendre). Photo: F. Iovino.
Bien sûr le
titre de la nouvelle d’Oscar Wilde, « L’anniversaire de l’infante »
fait penser au tableau de Diego Velasquez « La famille de Philippe
IV », plus connu sous le nom « Las Meninas » (Les Menines). Y
figurent auprès de la famille royale deux personnages atteints de nanisme. Si
l’opéra de Zemlinsky se situe à la Cour d’Espagne, la production accueillie au
théâtre de Caen évite toute historicité.
Plus proche
de l’esprit de l’œuvre _ l’amour impossible entre un contrefait et une belle _
la mise en scène de Daniel Janneteau s’attache à la qualité d’un texte surligné
part une musique saisissante. Le décor sobre et élégant, attractif comme une
vitrine illuminée, offre une vision frontale, directe avec le nœud du drame.
Pour
l’anniversaire de l’infante, Donna Clara, quatre caméristes s’affairent autour
des préparatifs, sous les ordres du chambellan, Don Estoban. Les commentaires
vont bon train sur les cadeaux, notamment celui du Sultan, qui envoie un nain,
tel un joujou. On sait de lui qu’il n’a pas conscience de sa difformité,
n’ayant jamais croisé un miroir. Au surplus, il prend les rires qu’il suscite
pour des amabilités, voire des compliments sur son allure, et non pour des
moqueries.
D’où son caractère gai. Et pour le conserver, Don Estoban fait couvrir tout ce qui pourrait renvoyer son image. Telles des gouvernantes d’hôtel de luxe tirées à quatre épingle avec chignon, tailleur sombre et hauts talons, les caméristes doivent faire front à la suite de l’infante, poussée par la curiosité.
Joueuses et effrontées, l’infante et ses demoiselles d’honneur ne veulent plus attendre de voir les cadeaux d’anniversaire. Photo: F. Iovino.
Rieuses et indisciplinées, elles n’ont de cesse de vouloir découvrir avant l’heure bijoux et cadeaux. La princesse n’est pas la dernière à entraîner ses demoiselles d’honneur, ses menines, comme sorties pour un bal des débutantes, aigrettes et robes longues. Cette confrontation anti protocolaire n’est pas sans donner quelques sueurs froides au chambellan, qui se voit plus près de l’exil que de l’augmentation.
En fait, la
révélation du Nain détourne puis concentre toutes les attentions. Silhouette
gracile, accentuée par la taille rehaussée des autres personnages, talons
aiguille ou chaussures compensées, il est comme un enfant sauvage débarqué dans
un monde dont il ignore les codes. Cheveux mal peignés, baskets, blouson de
survêtement et jean, vit son arrivée comme un rêve devant cette princesse
sophistiquée, aimable comme une enfant devant son beau joujou.
S’instaure
un jeu pernicieux, que ne mesure pas la princesse Clara elle-même dans sa
candeur insensible. Jeu de nain, jeu de vilain (e), est-on tenté de dire, tant le malheureux est manipulé aux dépens de
sa sincérité totale. Lui est tombé amoureux de l’infante, désire l’enlacer.
Elle, elle s’en amuse et s’en lasse.
Pour se
défaire de cette situation embarrassante et ambigüe, Ghita, la camériste
préférée de Donna Clara précipite les choses. C’est l’heure de vérité avec le
vaste miroir qui soudain occupe le fond de scène. Le Nain se refuse à se
découvrir tel. Face à face au destin fatal, le dialogue entre Jennifer Courcier
(l’infante) et Mathias Vidal (le Nain) offre une montée en tension poignante.
Le livret de
Georg C. Klaren, qui écrivit aussi pour Alfred Hitchcock (« Mary »,
un film germano-britannique de 1931), participe de cette intensité par sa
finesse psychologique. La musique expressionniste de Zemlinsky fait large place
aux cuivres, bois et percussions, alternant sentiments de douleurs et de
désespoir avec naïveté et futilité cruelles.
L’orchestre
régional de Normandie est une formation de chambre, mais dans cette
transcription adaptée, il éclate de tous ses feux. Franck Ollu, à la baguette,
semble même devoir tempérer un enthousiasme en fosse qui pourrait tenir de la
compétition. Car sur scène, on ne ménage pas sa voix, en particulier le ténor Mathias
Vidal pour exprimer le désarroi de son personnage qui n’y survit pas.
Aux côtés de
la soprano Jennifer Courcier, Julie Robard-Gendre (Ghita) confirme les qualités
vocales déjà remarquées par la critique. Paul Gay incarne un chambellan
impressionnant. Autour de ces solistes, on apprécie les interventions des choristes. Elles
contribuent à la cohérence d’un opéra, dont l’accord final tombe comme un
couperet. Le jouet est cassé. La princesse va danser.
« Le
Nain » (Der Zwerg), production de l’Opéra de Lille. Coproduction :
Opéra de Rennes, Théâtre de Caen, Fondation Royaumont. Représentations données
au théâtre de Caen, mardi 5 et vendredi 7 février 2019.
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L’ouvrage lyrique de Leos Janacek, « Jenufa », a fait un triomphe au théâtre de Caen, coproducteur avec l’Opéra de Dijon. Bénéficiant d’une distribution internationale de haut niveau et d’un orchestre, le Czech Virtuosi de Brno, grand connaisseur de la musique du compositeur tchèque, le drame a révélé toute son intensité émotionnelle. Cette version, mise en scène par le prometteur Yves Lenoir, est à inscrire dans les annales.
Tiré d’un récit de Gabriela Pressova de la veine d’une nouvelle de Maupassant. « Jenufa » serait aujourd’hui le type même de « fait divers », sur lequel les médias se focalisent. Ils rivaliseraient d’angles pour le décortiquer et le garder en mémoire pour y revenir sous prétexte de complément d’enquête. Un petit village, une grossesse non désirée, un infanticide, une proximité consanguine, une pression morale fortement teintée de religion, bien des éléments sont réunis qui intéresseraient un sociologue prenant le pouls d’une communauté.
Jenufa,
jeune paysanne, est au cœur de cette tragédie tout à la fois ordinaire et
exemplaire. Elle attend un bébé. Personne ne le sait. Encore moins le père, son
cousin Steva, dont elle espère qu’il ne
sera pas enrôlé dans l’armée. Ainsi, il sera encore temps de se marier et
d’éviter le déshonneur. Seulement, les obstacles s’accumulent.
Jenufa (Sarah-Jane Brandon) accueille, heureuse, le retour de son amant Steva Buryja (Magnus Vigilius). Mais la joie va être de courte durée. Photo Gilles Abegg. Opéra de Dijon.
Certes Steva
est exempté. Mais Kostelnicka Buryjovka, belle-mère de Jenufa et , voit d’un
mauvais œil un mariage entre ce garçon volage, qui lui rappelle trop son feu
mari, et la jeune femme. Sacristine à principes, elle impose un délai, dont
dépend la conduite de Steva. Lana, demi-frère de ce dernier, en profite pour
confirmer son amour à Jenufa. Dans un geste malheureux de jalousie, il la
blesse sérieusement au visage. Elle est
défigurée.
Dans un mouvement de jalousie agressive, Lana (Daniel Brenna) blesse Jenufa au visage. Photo Gilles Abegg. Opéra de Dijon.
La mise en
scène d’Yves Lenoir ne laisse pas d’indice temporel. L’opéra a été créé en
1904. Mais en rien, on est ramené à ce début de siècle, pas plus qu’on ne se
trouve projeté à aujourd’hui. La banalité voulue des costumes et des décors
confère son universalité à ce drame, qui en fait une affaire de femmes, malgré
elles. L’action, dépourvue d’accessoires superflus, aspire véritablement
l’attention du spectateur. Sur fond de morne plaine, un hangar agricole sert de cadre à l’intrigue du premier acte.
Sa façade en tôle ondulée se métamorphose en toit sous lequel vient se greffer
un intérieur sous comble. Quelques flocons indiquent un passage en hiver.
C’est là que
se noue le malheur dans la maison de la sacristine où se trouve cachée Jenufa.
Elle vient d’accoucher d’un petit garçon, dont le sort va lui échapper. Steva
ne veut plus d’elle car elle a perdu sa beauté. Kostelnicka Buruyjovka la
convainc d’accepter Lana, au prix d’un plan impitoyable. Car, entretemps, la
belle-mère a fait disparaître l’enfant dans la rivière gelée. A à la fois pour
éviter l’opprobre populaire et pour calmer le tourment de son neveu, le seul à
qui elle a fait part de la naissance.
La sacristine annonce à Jenufa qu’elle a déliré de fièvre pendant lesquels le nourrisson est mort. Photo Gilles Abegg. Opéra de Lyon.
Dès le
prologue, la musique de Janacek accompagne la montée en puissance d’une
fatalité. Nourri aux partitions du compositeur, le Czech Virtuosi, sous la
baguette de Stefen Veselka, en développe les riches qualités sonores avec un
pupitre de violons saisissant et un soliste à donner la chair de poule. Et
quand les vents et cuivres s’en mêlent, on est gagné par cette intensité
dramatique déployée par l’intervention des chanteurs et du chœur, impeccable,
de l’Opéra de Dijon dirigé par Anass Ismat
La soprano sud-africaine
Sarah-Jane Brandon incarne une Jenufa ballottée par les injustices du destin.
Au fil des trois actes, elle sait donner une épaisseur psychologique à son
personnage. Le poids des déconvenues et des douleurs pèse de plus en plus sur
son personnage. Frais et poupin au départ, son visage, à l’instar de sa
voix, en manifeste progressivement les
marques.
Sabine
Hogrefe, soprano allemande, tient le rôle de la sacristine. Elle est
exceptionnelle en Kostelnicka Buryjovka, gagnée par la folie et le remords.
Scéniquement, elle agit comme le contraire de sa belle-fille. A la chemise de
nuit immaculée de l’accouchée, à laquelle elle prétend que l’enfant est mort
des suites de la naissance, elle oppose des vêtements sombres. Au moment des
noces, la même sacristine reproche à la pathétique Jenufa ce même type de tenue
de « veuve respectable ». Alors que, dans une attitude de totale
confusion, elle finit par se présenter en robe de mariée !
Au moment des noces, le drame bascule avec la découverte de l’enfant mort. De gauche à droite: Lana (Daniel Brenna); Karolka (Katerina Hebelkova); Krzysztof Borysiewicz, (le maire) ;Sabine Hogrefe (la sacristine Kostelnicka Buryjovka); Svetlana Lifar(l’épouse du maire); Magnus Vigilius (Steva Buryja); Sarah-Jones Brandon (Jenufa Buryja).
Puissant
ténor américain, Daniel Brenna donne presqu’une dimension wagnérienne au
personnage de Laca. Caractère entier, il affronte avec une autorité qui ne
souffre pas d’objection l’ensemble des villageois prompts à accuser Jenufa
d’infanticide. A la faveur du dégel, le corps de l’enfant a été retrouvé. On
est au printemps, la scène retrouve le hangar agricole du premier acte. La
réaction de Laca pousse la sacristine à avouer son acte et à affronter la
justice humaine. Jenufa, elle, pardonne déjà. Elle se réfugie dans l’amour que
lui offre Laca.
Symboliquement,
cette union implique un patient chemin. Installés à chaque bout de la table,
Jenufa et Laca tendent le bras l’un vers l’autre sans pouvoir lier leurs mains. Il y a encore tant
de plaies à cicatriser : le souvenir de l’enfant mort ; le suicide de
Steva, qui voit son monde s’effondrer. Le jeune homme volage courtisé pour son
statut de meunier prospère a découvert sa paternité. Sa fiancée, Karolka, la fille
du maire, n’a pu supporter cette révélation.
Magnus Vigilius, ténor danois, n’a pas l’ampleur vocale de son « rival » Daniel Brenna. Mais il sait donner au personnage de Steva tout son tempérament, d’abord insouciant puis brusquement placé devant ses responsabilités. Tous les seconds rôles sont sur la même ligne qualitative : la mezzo allemande Helena Köhne (la grand-mère Buryjovka) ; Tomas Kral, baryton tchèque (Starek) ; le Polonais Krzysztof Borysiewicz, basse (le maire) ; Svetlana Lifar, mezzo française, d’origine russe (l’épouse du maire) ; Katerina Hebelkova, mezzo tchèque (Karolka). Et pour compléter cette distribution cosmopolite, un trio de jeunes talents, Roxane Chalard (Jano) ; Axelle Fanyo (Barena) ; Delphine Lambert (une bergère).
Représentations données au théâtre de Caen, jeudi 17 et samedi 19 janvier 2019. Opéra chanté en tchèque surtitré en français.
En cette fin d’année bizarre et morose, le théâtre de Caen apporte un souffle salutaire de gaieté en accueillant « Les p’tites Michu ». Remise au goût du jour par la compagnie Les Brigands, cette opérette signée par André Messager (1853-1929) est comme une friandise pétillante. Musicalement, scéniquement, tout fonctionne à merveille en préambule à l’an neuf.
Un amoureux pour deux « sœurs »… Cupidon va remettre de l’ordre dans tout ça. (Photo NP Stefanovitch).
Tout part de
l’impair d’un père. Les Michu, qui viennent d’avoir une petite fille, ont en
charge une autre enfant du même âge. Ce bébé, dont la maman est morte en
couches, leur a été confié par leur père, le marquis des Ifs. En sortant les
petites filles de la baignoire, où il les a mises ensemble, Monsieur Michu est
incapable de distinguer l’une de l’autre !
Marie-Blanche et Blanche-Marie passent dès lors pour deux sœurs jumelles. Sur ce canevas gémellaire (j’aime l’air), source de quiproquos amoureux, les librettistes Albert Vanloo et Georges Duval ont troussé une histoire savoureuse. Elle a séduit le compositeur André Messager. Sa musique a contribué au succès des « P’tites Michu », dès sa création, en 1897, aux Bouffes du Nord. Des Brigands, on avait pu apprécier sa version loufoque des « Chevaliers de la Table Ronde » d’Hervé, il y a un an dans ce même théâtre de Caen. La compagnie poursuit son exploration du répertoire lyrique léger avec le concours d’Angers-Nantes Opéra et de la Fondation Palazezetto Bru Zane. De l’ouvrage de Messager, Thibault Perrine a réalisé une transcription pour dix chanteurs et douze instrumentistes.
Nul doute qu’elle
est fidèle à l’esprit des auteurs guidés par un souci de fantaisie. On est
certes hors la période post-révolutionnaire dans laquelle se situe l’opérette à
l’origine. L’option du metteur en scène Rémy Barché n’en reste pas moins
convaincante dans un temps plus ou moins défini, enveloppé par un univers de
couleurs pastel. Il se déroule comme les pages d’un conte illustré par les délicieux dessins de
Marianne Tricot. Projetés en vidéo, ils accompagnent l’action depuis un
générique jusqu’au mot « Fin ».
Les deux
inséparables Marie-Blanche et Blanche-Marie sortent de l’adolescence quand les
premiers émois les mettent en rivalité. Leurs cœurs battent pour le fringant
Gaston Rigaud, capitaine de son état (ah, le prestige de l’uniforme). Par ailleurs,
il y a Aristide. Le commis des Michu, qui tiennent boutique (beurre, œufs,
fromages) aux halles de Paris, se consume pour l’une et l’autre jeune fille
sans pouvoir arrêter son choix.
Le retour du
marquis, devenu général, ajoute à l’embarras des Michu. Le militaire vient
récupérer sa fille qu’il destine… à Gaston. Qui de Marie-Blanche ou de
Blanche-Marie est Irène des Ifs ? Pas besoin d’ADN. Le déterminisme social
va finalement recadrer les choses. Marie-Blanche est plus à l’aise comme
épicière. Elle se révèle aussi une généreuse fine mouche. En quelques
transformations de coiffure et un coup de maquillage, elle dévoile en sa « sœur »
le portrait de la mère d’Irène.
Violette
Polchi et Anne-Aurore Cochet, passée par le conservatoire de Caen, incarnent avec
fraîcheur et naturel Marie-Blanche et Blanche-Marie. Leurs voix se mêlent et s’entrecroisent
de façon très affûtée. Issu de la Maîtrise de Caen, Jean-Christophe Lanièce
reprend le rôle de Gaston avec beaucoup d’aplomb. Son phrasé est exemplaire,
comme celui d’Artavazd Sargsyan, Aristide irrésistible au faux-air de Richard
Gotainer.
Le comique tient aussi beaucoup au jeu de Marie Lenormand en Madame Michu, forte femme impressionnée aussi par le gradé de marquis (Mathieu Dubroca); et Damien Bigourdan, gaffeur Monsieur Michu, dont la couardise se mesure en hauteur de ses intonations vocales. Ordonnance du général des Ifs, expert en liaisons « maltapropos », Bagnolet (Romain Dayez) ajoute à la drôlerie avec ses démarches « cartoonesques ».
Bien sûr, on
pourra trouver dans l’œuvre quelques désuétudes propres à agacer le féminisme d’aujourd’hui.
Il convient plutôt de s’en amuser comme y invitent Les Brigands, emportés par
la musique lumineuse de Messager excellemment interprétée sous la conduite de
Pierre Dumoussaud.
Représentations
données au théâtre de Caen, dimanche 30 et lundi 31 décembre 2018.
Créé aux Bouffes du Nord, avant une longue tournée, « The Beggar’s Opera » vient de faire halte pour quatre soirs au théâtre de Caen. Créé ou plutôt recréé. Complices sur un bon nombre de productions, William Christie et Robert Carsen se sont emparés de l’ouvrage de John Gay et Johann Christoph Pepusch qui date de 1728. Le tandem le transpose dans le monde d’aujourd’hui. Le propos ne perd rien de sa charge impertinente, portée par une compagnie épatante et explosive.
Kate Batter (Polly Peachum), Beverley Klein (Mrs. Peachum), Olivia Brereton (Lucy Lockit)(Photo Patrick Berger)
! « The Beggar’s Opera »
(L’opéra du gueux) répond à un genre, qui dans l’Angleterre du XVIII e siècle,
réplique au style italien. On parle de « ballad opera » tant les
mélodies populaires y tiennent une place. La satire, la critique sociale sont
au cœur de ce qui s’assimile à un « défouloir » contre les puissants,
à l’image des carnavals.
« L’opéra de quat’sous »
de Kurt Weill et Bertold Brecht en est directement inspiré. Plus près de nous,
le Canadien Robert Lepage en a fait une adaptation rock qu’on a pu voir, en
2004, au théâtre de Caen. Elle visait les dérives du show business. C’était
saignant !
Evidemment, il pourrait y avoir
tromperie sur la marchanMacheatdise. Déjà, avec l’appellation d’opéra inscrite
dans le titre. Et surtout si elle est associée aux noms de William Christie et
de Robert Carsen. Le tandem nous ont habitués à des œuvres lyriques d’un autre
acabit.
Mais après tout, la tromperie est au cœur même du « Beggar’s
Opera » ! L’ouvrage est peuplé de filous, de fripouilles, d’escrocs,
de maquereaux, de poules et de gigolettes. Bref tout un monde de petits
malfrats et de leurs michetonneuses mené par Macheath. Au sommet de la
hiérarchie de cette pègre règne l’expérimenté Peachum. Dans son entrepôt d’import-export (sic) s’accumulent
les caisses de marchandises détournées, « tombées du camion », comme
on dit.
Sur scène, un mur de cartons monte jusqu’aux cintres. Rien à voir
avec une célèbre enseigne suédoise. On est dans le repaire de Peachum. Poursuivis
par des sirènes hurlantes, s’y réfugient une bande de loubards, jogging et
sweat à capuche. Du groupe se détache une poignée de musiciens. En un rien de
temps, des emballages se transforment en pupitres.
Sur fond de corruption, l’intrigue se joue dans la rivalité entre Polly, la fille de Peachum, et Lucy, la progéniture de Lockit, chef de la police tout aussi peu recommandable. L’enjeu est Macheath. Les deux jeunes femmes se disputent le cœur du beau gosse, aveugles à son cynisme. Les deux beaux-pères présumés sont, eux, loin de trouver en lui la figure du gendre idéal. Chacun a de bonnes raisons de vouloir lui faire la peau…
Des comédiens, chanteurs et danseurs débordant d’énergie (Photo Patrick Berger)
Avec des allusions aux Tories, au Brexit, Robert Carsen et le
dialoguiste Ian Burton s’amusent à piquer de traits d’actualité un texte
remodelé avec une bonne dose d’insolence à l’égard d’un monde où affaires et
exemplaires riment en grimaçant. A la fois acteurs, danseurs, chanteurs, issus
de l’école londonienne de la comédie musicale, les protagonistes de ce « Beggar’s
Opera », se fondent à merveille dans la mise en scène dynamique de Carsen.
La distribution est au cordeau, tant par la présence de l’ensemble
des participants que par leurs qualités scéniques. Une réserve cependant avec
cette impression de formatage des voix chantées, un défaut trop fréquent dans
les spectacles musicaux actuels. On fera une exception toutefois pour Kate
Baker (Polly), dont le timbre se révèle parfois proche de celui de Joan Baez.
Côté maturité, Robert Burt en impose sans forcer dans le rôle de Peachum. Et,
drôle à souhait, Beverly Klein, son épouse sur scène, réincarne une Barge
Simpson quand sa voix bascule vers le rauque.
Musicalement, les interprètes des Arts Florissants ajoutent au plaisir du spectacle avec un choix d’airs savants de compositeurs renommés (Purcell, Handel) et de mélodies aux échos familiers. La dizaine de musiciens semble s’amuser autant que le public de cette fable à la morale pas très claire ! Si Macheath sauve sa tête, c’est à la faveur d’un renversement de gouvernement qui laisse sceptique sur la suite des événements. Mais ceci est une autre histoire…
The Beggar’s Opera, représentations données au théâtre de Caen, mardi 18, mercredi 19, jeudi 20 et vendredi 21 décembre 2018.
Avec« Tarare », Christophe Rousset et ses Talens Lyriques concluent un cycle de trois opéras écrits en français d’Antonio Salieri. L’œuvre traversée par la plume prémonitoire de Beaumarchais (on est à deux ans de la Révolution de 1789) a été jouée au théâtre de Caen. Servie en version de concert par une distribution de premier plan et le concours des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, elle a été chaleureusement accueillie.
On a souvent placé Salieri dans l’ombre de son génial contemporain, Mozart. Par delà une rivalité, exagérément mise enavant, on ne peut dénier au compositeur italien des talents d’écriture qu’ildéploya au fil d’une quarantaine d’ouvrages lyriques, notamment. Il vécut aussi deux fois plus longtemps que Wolfgang Amadeus.
« Tarare »est le troisième des opéras français de Salieri après « Les Danaïdes »(1784) et « Les Horaces » (1786). Christophe Rousset a entrepris de leur redonner vie. La dernière étape de ce projet donne lieu à plusieursconcerts. Ainsi au théâtre de Caen, qui a pu faire fête à l’enfant du pays, CyrilleDubois. L’ancien maîtrisien est aujourd’hui un ténor fort demandé sur la scènelyrique.
C’est luiqui tient le rôle-titre dans cette intrigue, dont on se demande toujourscomment elle a pu échapper aux mailles de la censure royale. Car le livret est une irrévérence pas du tout feutrée contre un pouvoir absolu et un religieux à sa botte. Beaumarchais la situe dans un pays imaginaire, qui tient à la fois de la Perse et de l’Inde.
Atar domine sur le royaume d’Ormuz. Le sultan nourrit une jalousie féroce à l’égard de Tarare le chef de sa milice. Elle tient autant à la popularité du soldat, modèle d’altruisme, qu’à la personne de belle Astasie qui n’a que le tort de l’aimer. Atar fait enlever la jeune femme, forcée d’intégrer le sérail sous le nom d’Irza. A partir de là, se croisent intrigues, quiproquos et rebondissements, à travers lesquels le livret distille ses charges contre un pouvoir total et solitaire. La fusion des deux adjectifs fait « totalitaire ».
Au fil de lareprésentation, certaines répliques font écho au climat social de cet automne mouvementé et à quelques propos de ronds-points. A prendre par le sourire évidemment. Comparaison n’est pas raison. En tout cas, Jean-Sébastien Bou incarne parfaitement l’impétueux Atar, capricieux et colérique « Iznogoud »,qui ne se satisferait pas encore d’être calife à la place du calife !
Sa voix expressive et puissante contraste avec le timbre clair de Cyrille Dubois dans une personnification vertueuse. Le ténor affronte sans coup férir récit et conjuration musicalement redoutables. En Astasie/Irza, La mezzo-soprano KarineDeshayes est toujours aussi superbe d’assurance, mêlée de tragique et de charme.
Dans le rôle de Calpigi serviteur d’Altar, mais aussi proche de Tarare, Enguerrand De Hys se trouve sur une ligne de crête, sur laquelle il évolue tel un funambule. La drôlerie de ses mimiques aussi discrètes qu’expressives tient de prologue à une qualité constante de chant. Son alter ego féminin, Judith Van Wanroij (Spinette), pétille de ses aigus expressifs.
L’intonation profonde, alliée à une excellente diction (comme tous) de Tassis Christoyannis confère au rôle du grand prêtre Arthénée une solennité, qui contraste avec la réalité d’un personnage corrompu. Jérôme Boutillier, se révèle un excellent Urson, capitaine des gardes d’Atar, quand il raconte au despote le duel entre Tarare et Altamort.
Le fils d’Arthénée, rival du héros, doit à l’interprétation de Philippe-Nicolas Martin une incarnation fougueuse. Un nom à suivre, comme celui de Jérôme Boutillier ou celui de Danoé Monnié. Un temps sortie du chœur des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, la jeune soprano révèle un timbre tout de fraîcheur et de sensibilité, un peu masqué quand même dans un duo avec Judith Van Wanroij.
Le chœur justement. Il offre une réplique impeccable de bout en bout aux solistes dans une orchestration menée avec maestria par Christophe Rousset. Que l’on vous dise quand même que l’opéra se termine bien. Tarare retrouve sa bien-aimée Irza, pardon Astasie, et se voit malgré lui, par la force d’un peuple unanime, devoir régner « par les lois et par l’équité ».
Représentation donnée le dimanche 9 décembre au théâtre de Caen.