« Les p’tites Michu », les deux font la paire


En cette fin d’année bizarre et morose, le théâtre de Caen apporte un souffle salutaire de gaieté en accueillant « Les p’tites Michu ». Remise au goût du jour par la compagnie Les Brigands, cette opérette signée par André Messager (1853-1929) est comme une friandise pétillante. Musicalement, scéniquement, tout fonctionne à merveille en préambule à l’an neuf.

Un amoureux pour deux « sœurs »… Cupidon va remettre de l’ordre dans tout ça. (Photo NP Stefanovitch).

Tout part de l’impair d’un père. Les Michu, qui viennent d’avoir une petite fille, ont en charge une autre enfant du même âge. Ce bébé, dont la maman est morte en couches, leur a été confié par leur père, le marquis des Ifs. En sortant les petites filles de la baignoire, où il les a mises ensemble, Monsieur Michu est incapable de distinguer l’une de l’autre !

Marie-Blanche et Blanche-Marie passent dès lors pour deux sœurs jumelles. Sur ce canevas gémellaire (j’aime l’air), source de quiproquos amoureux, les librettistes Albert Vanloo et Georges Duval ont troussé une histoire savoureuse. Elle a séduit le compositeur André Messager. Sa musique a contribué au succès des « P’tites Michu », dès sa création, en 1897, aux Bouffes du Nord. Des Brigands, on avait pu apprécier sa version loufoque des « Chevaliers de la Table Ronde » d’Hervé, il y a un an dans ce même théâtre de Caen. La compagnie poursuit son exploration du répertoire lyrique léger avec le concours d’Angers-Nantes Opéra et de la Fondation Palazezetto Bru Zane. De l’ouvrage de Messager, Thibault Perrine a réalisé une transcription pour dix chanteurs et douze instrumentistes.

Nul doute qu’elle est fidèle à l’esprit des auteurs guidés par un souci de fantaisie. On est certes hors la période post-révolutionnaire dans laquelle se situe l’opérette à l’origine. L’option du metteur en scène Rémy Barché n’en reste pas moins convaincante dans un temps plus ou moins défini, enveloppé par un univers de couleurs pastel. Il se déroule comme les pages d’un  conte illustré par les délicieux dessins de Marianne Tricot. Projetés en vidéo, ils accompagnent l’action depuis un générique jusqu’au mot « Fin ».

Les deux inséparables Marie-Blanche et Blanche-Marie sortent de l’adolescence quand les premiers émois les mettent en rivalité. Leurs cœurs battent pour le fringant Gaston Rigaud, capitaine de son état (ah, le prestige de l’uniforme). Par ailleurs, il y a Aristide. Le commis des Michu, qui tiennent boutique (beurre, œufs, fromages) aux halles de Paris, se consume pour l’une et l’autre jeune fille sans pouvoir arrêter son choix.

Le retour du marquis, devenu général, ajoute à l’embarras des Michu. Le militaire vient récupérer sa fille qu’il destine… à Gaston. Qui de Marie-Blanche ou de Blanche-Marie est Irène des Ifs ? Pas besoin d’ADN. Le déterminisme social va finalement recadrer les choses. Marie-Blanche est plus à l’aise comme épicière. Elle se révèle aussi une généreuse fine mouche. En quelques transformations de coiffure et un coup de maquillage, elle dévoile en sa « sœur » le portrait de la mère d’Irène.

Violette Polchi et Anne-Aurore Cochet, passée par le conservatoire de Caen, incarnent avec fraîcheur et naturel Marie-Blanche et Blanche-Marie. Leurs voix se mêlent et s’entrecroisent de façon très affûtée. Issu de la Maîtrise de Caen, Jean-Christophe Lanièce reprend le rôle de Gaston avec beaucoup d’aplomb. Son phrasé est exemplaire, comme celui d’Artavazd Sargsyan, Aristide irrésistible au faux-air de Richard Gotainer.

Le comique tient aussi beaucoup au jeu de Marie Lenormand en Madame Michu, forte femme impressionnée aussi par le gradé de marquis (Mathieu Dubroca); et Damien Bigourdan, gaffeur Monsieur Michu, dont la couardise se mesure en hauteur de ses intonations vocales. Ordonnance du général des Ifs, expert en liaisons « maltapropos », Bagnolet (Romain Dayez) ajoute à la drôlerie avec ses démarches « cartoonesques ».

Bien sûr, on pourra trouver dans l’œuvre quelques désuétudes propres à agacer le féminisme d’aujourd’hui. Il convient plutôt de s’en amuser comme y invitent Les Brigands, emportés par la musique lumineuse de Messager excellemment interprétée sous la conduite de Pierre Dumoussaud.

Représentations données au théâtre de Caen, dimanche 30 et lundi 31 décembre 2018.

The Beggar’s Opera: filoucratie à l’anglaise


Créé aux Bouffes du Nord, avant une longue tournée, « The Beggar’s Opera » vient de faire halte pour quatre soirs au théâtre de Caen. Créé ou plutôt recréé. Complices sur un bon nombre de productions, William Christie et Robert Carsen se sont emparés de l’ouvrage de John Gay et Johann Christoph Pepusch qui date de 1728. Le tandem le transpose dans le monde d’aujourd’hui. Le propos ne perd rien de sa charge impertinente, portée par une compagnie épatante et explosive.

Kate Batter (Polly Peachum), Beverley Klein (Mrs. Peachum), Olivia Brereton (Lucy Lockit)(Photo Patrick Berger)

! « The Beggar’s Opera » (L’opéra du gueux) répond à un genre, qui dans l’Angleterre du XVIII e siècle, réplique au style italien. On parle de « ballad opera » tant les mélodies populaires y tiennent une place. La satire, la critique sociale sont au cœur de ce qui s’assimile à un « défouloir » contre les puissants, à l’image des carnavals.

« L’opéra de quat’sous » de Kurt Weill et Bertold Brecht en est directement inspiré. Plus près de nous, le Canadien Robert Lepage en a fait une adaptation rock qu’on a pu voir, en 2004, au théâtre de Caen. Elle visait les dérives du show business. C’était saignant !

Evidemment, il pourrait y avoir tromperie sur la marchanMacheatdise. Déjà, avec l’appellation d’opéra inscrite dans le titre. Et surtout si elle est associée aux noms de William Christie et de Robert Carsen. Le tandem nous ont habitués à des œuvres lyriques d’un autre acabit.

Mais après tout, la tromperie est au cœur même du « Beggar’s Opera » ! L’ouvrage est peuplé de filous, de fripouilles, d’escrocs, de maquereaux, de poules et de gigolettes. Bref tout un monde de petits malfrats et de leurs michetonneuses mené par Macheath. Au sommet de la hiérarchie de cette pègre règne l’expérimenté Peachum.  Dans son entrepôt d’import-export (sic) s’accumulent les caisses de marchandises détournées, « tombées du camion », comme on dit.

Sur scène, un mur de cartons monte jusqu’aux cintres. Rien à voir avec une célèbre enseigne suédoise. On est dans le repaire de Peachum. Poursuivis par des sirènes hurlantes, s’y réfugient une bande de loubards, jogging et sweat à capuche. Du groupe se détache une poignée de musiciens. En un rien de temps, des emballages se transforment en pupitres.

Sur fond de corruption, l’intrigue se joue dans la rivalité entre Polly, la fille de Peachum, et Lucy, la progéniture de Lockit, chef de la police tout aussi peu recommandable. L’enjeu est Macheath. Les deux jeunes femmes se disputent le cœur du beau gosse, aveugles à son cynisme. Les deux beaux-pères présumés sont, eux, loin de trouver en lui la figure du gendre idéal. Chacun a de bonnes raisons de vouloir  lui faire la peau…

Des comédiens, chanteurs et danseurs débordant d’énergie (Photo Patrick Berger)

Avec des allusions aux Tories, au Brexit, Robert Carsen et le dialoguiste Ian Burton s’amusent à piquer de traits d’actualité un texte remodelé avec une bonne dose d’insolence à l’égard d’un monde où affaires et exemplaires riment en grimaçant. A la fois acteurs, danseurs, chanteurs, issus de l’école londonienne de la comédie musicale, les protagonistes de ce « Beggar’s Opera », se fondent à merveille dans la mise en scène dynamique de Carsen.

La distribution est au cordeau, tant par la présence de l’ensemble des participants que par leurs qualités scéniques. Une réserve cependant avec cette impression de formatage des voix chantées, un défaut trop fréquent dans les spectacles musicaux actuels. On fera une exception toutefois pour Kate Baker (Polly), dont le timbre se révèle parfois proche de celui de Joan Baez. Côté maturité, Robert Burt en impose sans forcer dans le rôle de Peachum. Et, drôle à souhait, Beverly Klein, son épouse sur scène, réincarne une Barge Simpson quand sa voix bascule vers le rauque.

Musicalement, les interprètes des Arts Florissants ajoutent au plaisir du spectacle avec un choix d’airs savants de compositeurs renommés (Purcell, Handel)  et de mélodies aux échos familiers. La dizaine de musiciens semble s’amuser autant que le public de cette fable à la morale pas très claire ! Si Macheath sauve sa tête, c’est à la faveur d’un renversement de gouvernement qui laisse sceptique sur la suite des événements. Mais ceci est une autre histoire…

The Beggar’s Opera, représentations données au théâtre de Caen, mardi 18, mercredi 19, jeudi 20 et vendredi 21 décembre 2018.

« Tarare »: « N’avez pas vu Irza?


Avec« Tarare », Christophe Rousset et ses Talens Lyriques  concluent un cycle de trois opéras écrits en français d’Antonio Salieri. L’œuvre traversée par la plume prémonitoire de Beaumarchais (on est à deux ans de la Révolution de 1789) a été jouée au théâtre de Caen. Servie en version de concert par une distribution de premier plan et le concours des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, elle a été chaleureusement accueillie.

 On a souvent placé Salieri dans l’ombre de son génial contemporain, Mozart.  Par delà une rivalité, exagérément mise enavant, on ne peut dénier au compositeur italien des talents d’écriture qu’ildéploya au fil d’une quarantaine d’ouvrages lyriques, notamment. Il vécut aussi deux fois plus longtemps que Wolfgang Amadeus.

 « Tarare »est le troisième des opéras français de Salieri après « Les Danaïdes »(1784) et « Les Horaces » (1786). Christophe Rousset a entrepris de leur redonner vie. La dernière étape de ce projet donne lieu à plusieursconcerts. Ainsi au théâtre de Caen, qui a pu faire fête à l’enfant du pays, CyrilleDubois. L’ancien maîtrisien est aujourd’hui un ténor fort demandé sur la scènelyrique.

C’est luiqui tient le rôle-titre dans cette intrigue, dont on se demande toujourscomment elle a pu échapper aux mailles de la censure royale. Car le livret est une irrévérence pas du tout feutrée contre un pouvoir absolu et un religieux à sa botte. Beaumarchais la situe dans un pays imaginaire, qui tient à la fois de la Perse et de l’Inde.

Atar domine sur le royaume d’Ormuz. Le sultan nourrit une jalousie féroce à l’égard de Tarare  le chef de sa milice. Elle tient autant à la popularité du soldat, modèle d’altruisme, qu’à la personne de belle Astasie qui n’a que le tort de l’aimer. Atar fait enlever la jeune femme, forcée d’intégrer le sérail sous le nom d’Irza. A partir de là, se croisent intrigues, quiproquos et rebondissements, à travers lesquels le livret distille ses charges contre un pouvoir total et solitaire. La fusion des deux adjectifs fait « totalitaire ».

 Au fil de lareprésentation, certaines répliques font écho au climat social de cet automne mouvementé et à quelques propos de ronds-points. A prendre par le sourire évidemment. Comparaison n’est pas raison. En tout cas, Jean-Sébastien Bou incarne parfaitement l’impétueux Atar, capricieux et colérique « Iznogoud »,qui ne se satisferait pas encore d’être calife à la place du calife !

 Sa voix expressive et puissante contraste avec le timbre clair de Cyrille Dubois dans une personnification vertueuse. Le ténor affronte sans coup férir récit et conjuration musicalement redoutables. En Astasie/Irza, La mezzo-soprano KarineDeshayes est toujours aussi superbe d’assurance, mêlée de tragique et de charme.

Dans le rôle de Calpigi serviteur d’Altar, mais aussi proche de Tarare,  Enguerrand De Hys se trouve sur une ligne de crête, sur laquelle il évolue tel un funambule. La drôlerie de ses mimiques aussi discrètes qu’expressives tient de prologue à une qualité constante de chant. Son alter ego féminin, Judith Van Wanroij (Spinette), pétille de ses aigus expressifs.

L’intonation profonde, alliée à une excellente diction (comme tous) de Tassis Christoyannis confère au rôle du grand prêtre Arthénée une solennité, qui contraste avec la réalité d’un personnage corrompu. Jérôme Boutillier, se révèle un excellent Urson, capitaine des gardes d’Atar, quand il raconte au despote le duel entre Tarare et Altamort.

Le fils d’Arthénée, rival du héros, doit à l’interprétation de Philippe-Nicolas Martin une incarnation fougueuse. Un nom à suivre, comme celui de Jérôme Boutillier ou celui de Danoé Monnié. Un temps sortie du chœur des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, la jeune soprano révèle un timbre tout de fraîcheur et de sensibilité, un peu masqué quand même dans un duo avec Judith Van Wanroij.

Le chœur justement. Il offre une réplique impeccable de bout en bout aux solistes dans une orchestration menée avec maestria par Christophe Rousset. Que l’on vous dise quand même que l’opéra se termine bien. Tarare retrouve sa bien-aimée Irza, pardon Astasie, et se voit malgré lui, par la force d’un peuple unanime, devoir régner « par les lois et par l’équité ».

Représentation donnée le dimanche 9 décembre au théâtre de Caen.

« Rodelinda », l’honneur d’une reine

Jalousie, haine, amour forment le trinôme dans lequel se débattent les personnages de « Rodelinda ». Le théâtre de Caen vient d’accueillir la production du Concert d’Astrée, créée à Lille. Toujours fidèle à Haendel, sa directrice musicale, Emmanuelle Haïm, fait revivre avec bonheur cet opéra cornélien. Elle réunit une équipe enthousiasmante de chanteurs. On y découvre une pépite originaire de Trinidad-et-Tobago, Jeanine de Bique, qui tient le rôle-titre.

 

Monique De Bique (Rodelinda) et Tim Maed (Bertarido) dans le duo-clé du dernier acte. Un moment d’émotion intense où leurs deux voix se lovent. Photo Simon Gosselin.

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