Telemann-Brockes, une Passion commune

Période pascale oblige, le théâtre de Caen a accueilli le soir du Samedi Saint, un concert de musique sacrée, la « Passion selon Brockes » de George Philipp Telemann (1681-1767) Damien Guillon, fondateur-directeur de l’ensemble musical Le Banquet Céleste, a sorti d’un relatif oubli cette œuvre du contemporain de Jean-Sébastien Bach. Le chœur Mélisme(s), en résidence comme Le Banquet à l’Opéra de Rennes, était associé à cette production. Ce sont plus de deux heures de musique intense, expressive, qui ont été données à entendre. Le concert a été salué par des applaudissements chaleureux, relancés par cinq rappels.

Hambourg est à Telemann ce que Leipzig est à Bach. Dans la ville portuaire de la Baltique, le musicien prolifique compose pendant près d’un demi-siècle. C’est dans cette même ville que Barthold Brockes, à la fois avocat, homme politique et poète, écrit un récit de la Passion du Christ. Il s’inspire des Evangiles pour décrire les dernières heures du supplicié. Dans le calendrier chrétien, cet épisode de la mort de Jésus (puis de sa résurrection célébrée par la fête de Pâques) marque une étape fondamentale dans la construction de la foi.

Le poème de Brockes frappe par l’expressionnisme de son intensité théâtrale. Il tranche avec l’austérité luthérienne de l’Allemagne du Nord. Grand connaisseur du répertoire baroque _ il a lui-même dirigé cette Passion, il y a une quinzaine d’années _ René Jacobs en parle comme d’un « livret d’opéra ». On ne s’étonne pas que l’écriture de Brockes inspire pas moins de treize compositeurs.

Telemann est dans les premiers, en même temps que Haendel. Et Bach, qui le supplante toujours de nos jours, avec sa Passion selon Saint Jean et sa Passion selon Saint Mathieu, en fera lui-même une copie. Habitude est prise de désigner l’œuvre de Telemann « La Passion selon Brockes ». Cela répond à la distinction entre les passions-oratorios et les oratorios de la Passion. Les premiers alternent récits des Evangiles et chorals, à l’exemple des œuvres de Bach. Les seconds s’appuient sur un texte original versifié _ ce qui correspond à Brockes _ et ne sont pas réservés qu’à l’église _ ce qui renvoie la réflexion de René Jacobs.

La partition date de 1716. Elle ouvre une série de quarante-cinq autres compositions du même Telemann sur le sacrifice du Christ ! Vingt-trois ont été sauvegardées. Sur la forme oratorio, il n’y en a que cinq, avec en tête la musique écrite sur le poème Brockes.

Admirateur de Lully, Telemann entraîne parfois sa musique vers des effets peu orthodoxes. En ce qu’elle tire plus vers le choc émotionnel que vers l’intériorité méditative. Quoique. Le récit sacrificiel implique force images sonores appuyant un récit de douleur et de sang.

Dix chanteuses et chanteurs se partagent dix-huit rôles. Paul Agnew, que l’on retrouve avec plaisir sur la scène caennaise qu’il connaît bien, assume avec assurance et inspiration la place de l’Evangéliste. La voix de baryton-basse de Henk Neven donne au personnage de Jésus une noblesse tour autant qu’une humilité. Le ténor Samuel Boden incarne un Pierre déchirant dans sa repentance.

Mais c’est aussi autour d’un trio féminin, frappé de cris et de pleurs que s’organise l’oratorio de Telemann. Catherine Trottmann, en fille de Sion, représente l’Eglise, les fidèles. La soprano porte avec grâce et autorité un rôle au registre vocal large. Cécile Scheen, soprano, est remarquable d’expressivité tragique en Marie et offre avec Henk Neven un duo poignant. Blandine de Sansal qui tient le rôle de Judas en exprime la position intenable. Sa voix de mezzo excelle en gravité.

Les trois chanteuses unissent leurs talents dans les âmes fidèles assistant avec effroi au dernier souffle du Christ. On arrive au terme d’enchaînements de parties chantées et de plages musicales, menés avec finesse par Damien Guillon. Son orchestre du Banquet Célest répond avec précision avec des pupitres de cordes conduits en parfaite harmonie par Marie Rouquié.

Les interventions des autres instruments sont intermittentes. De la douceur méditative des hautbois aux éclats dramatiques des cuivres, en passant par les sonorités consolatrices des flûtes, elles participent de ce chemin de croix. L’excellent chœur Mélisme(s) que dirige Gildas Pungier s’intègre avec brio dans sa montée dramatique.

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Concert donné le samedi 8 mars 2023, au théâtre de Caen.

 

 

 

 

 

 

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