Un capital, des capitaux

Ballet chanté ou cantate dansée _  au choix _, « Les Sept Péchés capitaux » est l’ultime œuvre associant Bertold Brecht et Kurt Weill. Ce texte d’exil, écrit l’année sombre de l’accession d’Hitler au pouvoir, dénonce les dérives d’un capitalisme débridé et d’une religion aveuglée par l’hypocrisie. Le metteur en scène Jacques Osinski et Benjamin Lévy à la tête de l’Orchestre régional de Normandie réveillent ce livret aussi bref que caustique et sa partition joyeusement persifleuse.

Ici, la petite bourgeoisie que vise Brecht tient plutôt des petits Blancs du Sud profond, que décrit un Erskine Caldwell. Mais la transposition imaginée par Jacques Osinski tient bien la route dans cette Amérique, où l’auteur a choisi de situer l’action.

L’une chante, l’autre danse, Anna 1 et Anna 2 sont ces demoiselles de Louisiane. Sœurs jumelles ou personnage à double personnalité ? L’ouvrage joue de cette ambiguïté. Elle(s) représente(nt) un capital que pousse une famille mercantile à fructifier en la (les) lançant dans un circuit des villes étatsuniennes. L’objectif est simple : rapporter assez d’argent pour construire une maison au pays des bayous.

Associés chacun à une ville, les sept péchés capitaux (paresse, orgueil, colère, gourmandise, luxure, avarice, envie) sont autant d’étapes franchies par les deux Anna. Dans ce couple, s’affrontent la tentation à succomber à ces péchés et à y résister. Anna 1 a cette attitude raisonnable. Mais sa morale reste élastique devant les écarts de sa sœur, dès l’instant où la prostitution, par exemple, rapporte des dollars. Car là-bas, en Louisiane, le père, la mère et les deux frères s’inquiètent des pérégrinations des Anna et surtout, enveloppée dans des prières, de l’évolution du compte bancaire.

Un décor sobre de tubulures, souligné par des néons, est surmonté par un grand écran. Des images d’autoroutes, de mégalopoles illustrent le voyage (on pourrait dire aussi la tournée) qui passe par Memphis, Philadelphie, Baltimore, Boston, San Francisco, etc. La mezzo Natalie Pérez, très à l’aise dans la langue allemande, forme avec l’excellente danseuse Noémie Ettlin un duo attachant. Leurs interventions sont explicitées par des petites scènes vidéo où Anna 2 éconduit ses prétendants, quand elle ne pousse pas ses amants au suicide.

L’argent n’a pas d’odeur, mais il peut sentir le vol ou le chantage. Les parents et les frères prieurs, représentés par un quatuor de voix d’hommes, feront fi de ce détail, même si au bout du compte la maison prévue finira en cabanon. La composition de Kurt Weill passe en revue valse, fox-trot, marche, shimmy et tarentelle avec son art expressionniste drôle et grinçant. Les musiciens de l’Orchestre régional de Normandie sont à leur affaire dans cette partition.

Jacques Osinski et Benjamin Lévy ajoutent quelques appendices à cette œuvre, qui ne dépasse pas les trente-cinq minutes. Ils intègrent, au fil du déroulement, trois chansons réalistes, dont Kurt Weill a signé la musique pendant sa période parisienne : « Complainte de la Seine », « Je ne t’aime pas » et le tube de l’époque, « Youkali ». Le timbre de Natalie Pérez s’y adapte avec finesse, mais elle pourrait pousser un peu plus le volume.

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Spectacle donné au théâtre de Caen, le mardi 22 et le mercredi 23  février 2022 (à quelques heures de l’invasion de l’Ukraine par la Russie).

 

 

 

 

 

 

 

 

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