« Heptaméron, histoires d’amour à mort


Même si son nom a été attribué à un lycée d’Alençon (1), Marguerite de Navarre (1492-1549) demeure une écrivaine méconnue. Son frère cadet, François 1er, lui fait toujours de l’ombre. Le politique l’emporte sur la femme de lettres. En amoureux de la langue française Benjamin Lazar remet en perspective la place de celle qui fut la protectrice de Rabelais. Avec le concours de la compagnie des « Cris de Paris », le metteur en scène jette des ponts entre les récits de son « Heptaméron » et les chants de la Renaissance italienne, à l’aube de l’opéra.

(Photo Simon Gosselin).

Avec Benjamin Lazar, on n’est jamais à bout de nos surprises. S’il s’intéresse à Marguerite de Navarre, c’est parce que la « dixième Muse », comme on l’a dénommée en son temps, a laissé une grande œuvre poétique et théâtrale, qu’expédia pourtant en quelques lignes le Lagarde et Michard des lycéens « babyboomers ». Or, on lui doit une langue aussi nette que raffinée qui pose les jalons du classicisme français (2).

« L’Heptaméron » se calque sur le modèle de dix fois dix nouvelles du « Décameron » de Giovanni Boccacio (1313-1375),  sauf que Marguerite de Navarre, rattrapée par la mort, n’a pu dépasser les 71 récits en sept chapitres. L’ouvrage prend prétexte de pluies diluviennes qui contraignent un groupe d’hommes et de femmes à rester confinés dans une abbaye. Pour se distraire, entre deux offices religieux, chacun y va de son histoire.

Sept nouvelles jalonnent le spectacle « Heptaméron, récits de la chambre obscure », cinq sont de Marguerite de Navarre, une est issue de l’œuvre de Boccace, la septième est adaptée de « Vies des dames illustres » de Brantôme (1537-1614). Une scène en pente, percée de trappes ; en fond, un rideau translucide et ondulé ; côté cour, une double échelle ; côté jardin, accrochés à un portant, plusieurs instruments de musique : le décor est conçu comme une métaphore de l’imaginaire (la camera obscura des peintres), aiguillonné aussi bien par des fictions que par des situations oniriques, dont on sait qu’elles peuvent abolir les frontières du temps et de l’espace.

Des mots et des chants. (Photo Simon Gosselin)

Le silence de l’introduction est rompu par le bruit des pas de jeunes gens, tels des étudiants. Ils disposent sur la scène des feuilles de papier, textes et partitions ( ?), tandis qu’un écran diffuse des images de fortes intempéries. Cheveux longs bouclés, jean et chemise de bûcheron ceinte autour de la taille, une comédienne (Fanny Blondeau) évoque avec les mots de Marguerite de Navarre le sort tragique d’une muletière qui refusa de céder aux assauts d’un valet.

A voix nues

Ce conte en ouvre d’autres. D’amours véritables, eux, mais contrariés sinon punis. On ne plaisante pas avec l’ordre social, surtout si c’est une femme qui le transgresse. A la beauté du style, Marguerite de Navarre offre une réflexion que ne manqueraient de se saisir les féministes d’aujourd’hui. En contrepoint de ces récits, Geoffroy Jourdain, directeur musical des Cris de Paris, a sélectionné des madrigaux de compositeurs italiens (Monteverdi, Rossi, Gesulado…). Les guerres d’Italie (victoire à Marignan, 1515 ; défaite à Pavie, dix ans plus tard) ont aussi contribué à développer le mouvement de la Renaissance italienne en France.

Des récits aux fins tragiques… avec en échos des madrigaux superbement chantés par les interprètes des Cris de Paris. Photo Simon Gosselin).

Ces madrigaux sont autant de plaintes portés à voix nues par huit chanteuses et chanteurs dans un équilibre de timbres finement soupesé. Et si on a tendance à retenir les voix de soprano _ mention quand même à Michiko Takahashi _, il faut saluer l’excellence du baryton-basse Virgile Ancely qui apporte une ligne grave magnifique. Le chanteur faisait partie de la distribution de l’ « Orfeo » de Rossi par l’Ensemble Pygmalion, vu au théâtre de Caen, il y a deux ans.

Entre veille et sommeil

Cette alternance de contes et de chants est bousculée par les interventions singulières de Geoffrey Carey. Silhouette longiligne, allure de professeur distrait, il raconte des histoires à dormir debout, de celles qui, entre veille et sommeil, vous transportent dans un monde loufoque. Ainsi d’un canard, ou plutôt d’une canne, dont son personnage est tombé amoureux ; ou de la façon d’attraper des lézards avec un miroir. Il parle même de salamandre. On n’y voit pas un hasard. C’était l’emblème de François 1er.

Geoffrey Carey et Fanny Blondeau, les conteurs (Photo Simon Gosselin).

La chambre obscure, par analogie à la pièce réservée au repos nocturne, invite au rêve. L’atmosphère créée par la mise en scène de Benjamin Lazar y contribue avec notamment des intermèdes dans une langue aussi étrangère qu’étrange. Par delà les fins dramatiques des contes _ les histoires d’amour finissent mal en général, dit la chanson _, il y a entre les mots de Marguerite de Navarre et la poésie des madrigaux une musicalité qui fonde à la fois l’originalité et la réussite de ce spectacle.

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  • (1) Marguerite de Navarre fut en premières noces l’épouse de Charles IV, duc d’Alençon.
  • (2) L’édit de Villers-Côterets (1539) a fait du français la langue officielle du royaume.

« Heptaméron, récits de la chambre obscure » par le Théâtre de l’Incrédule et Les Cris de Paris, spectacle donné mardi 12 et mercredi 13 mars 2019, au théâtre de Caen. « ,newColor: »n

Brahms, l’émotion au bout des doigts

En associant un piano à un trio à cordes, Johannes Brahms a composé trois merveilleux quatuors, inscrits au Panthéon de la musique de chambre. L’intégrale de ces chefs d’œuvre a été interprétée au théâtre de Caen par des solistes de haut niveau, le pianiste Jean-François Heisser ; l’altiste Miguel Da Silva ; le violoncelliste Christophe Coin ; et, benjamin de cette bande des quatre, le violoniste Pierre Fouchenneret. Près de deux heures et demie de musique pure saluées au final par des salves d’applaudissements.

C’est la rencontre de la maturité et de la jeunesse. Jean-François Heisser a un parcours riche d’expériences, tant comme pianiste, chef d’orchestre ou pédagogue. Miguel Da Silva est un des fondateurs du prestigieux Quatuor Isaÿe. On ne présente plus à Caen l’enfant du pays Christophe Coin à la belle carrière de gambiste et de chef d’orchestre également. Pierre Fouchenneret s’intègre parfaitement dans cette équipe d’aînés.

Pour qui suivent le Festival de Pâques de Deauville, pépinière de jeunes talents sur laquelle veille son directeur Yves Petit de Voize, le violoniste n’est plus un inconnu. On a pu y admirer depuis  plusieurs années la finesse et la subtilité de son jeu. Les cheveux moussus toujours un peu fous et, cette fois, une barbe de loup de mer, l’artiste se distingue aussi par des audaces toujours maîtrisées.

Un répertoire affûté

Chambriste affirmé, Pierre Fouchenneret est déjà un bon connaisseur de la musique de Brahms. Avec ses amis du festival deauvillais et de son ancrage parisien qu’est  la Fondation Singer-Polignac, le violoniste a enregistré l’an dernier ces quatuors de Brahms. Avec, à ses côtés, l’altiste Lise Berthaud, le violoncelliste François Salque, et le pianiste Eric Le Sage. Le cédé est paru chez B. Records, le label du Festival de Pâques de Deauville.

Ce disque fait partie d’un projet plus vaste qui est d’aborder toute la musique de chambre de Brahms, en concerts publics enregistrés. D’autres musiciens de leurs générations y sont associés, sous l’égide de la Belle Saison, un réseau d’une vingtaine de théâtres et salles de concert en France, dont le Trident, à Cherbourg.

Jeux de phrases musicales

On ne s’étonne pas Jean-François Heisser, Christophe Coin et Miguel Da Silva aient pu accueillir Pierre Fouchenneret parmi eux. Une connivence qui commence par un sourire. Au moment de s’installer sur scène, le violoncelliste s’aperçoit qu’il a oublié ses lunettes dans sa loge. Le temps qu’il revienne, Miguel Da Silva lui prend son instrument pour jouer quelques mesures d’une sonate de Bach ; puis propose son alto au pianiste qui refuse prudemment…

Le ton est donné. Mais le port léonin et imperturbable de Jean-François Heisser ramène aussi au cœur du sujet : Brahms. Ils sont interprétés dans leur ordre inverse de leur chronologie. Les deux premiers sont en fait de la même année, 1861 ; le n°1 opus 25 a été créé avec Clara Schumann au piano. On retient du troisième, l’opus 60, ébauché semble-t-il en 1856 pour n’être définitif qu’en 1875, l’expression d’un amour inaccessible. Celui que Brahms éprouvait pour l’épouse de son ami compositeur Robert Schumann.

C’est peut être aussi des trois quatuors le plus méconnu. Mais par delà ces sentiments romantiques, la musique de Brahms saisit toujours par ces jeux de phrases musicales que s’échangent ou se répondent en écho les instruments. Il y a là une construction fascinante, que mettent en place les interprètes avec des accompagnements et (ou) des passages de relais d’une précision redoutable. Un sourire, un mouvement des yeux, un hochement de tête assurent cette complicité.

Le résultat est somptueux de couleurs, de nuances, de volumes orchestraux parfois. Avec des sonorités qui restent dans la tête dont, bien sûr, le motif du dernier mouvement du quatuor n°1, qui conclut le concert. Ce Rondo à la Zingarese, pétri de danses slaves, est un bijou, dont chaque instrument révèle les facettes, en particulier le piano et le violon rivalisant de virtuosité. Une bouffée jubilatoire au terme de ces palettes d’émotion révélées du bout des doigts.

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Concert donné le samedi 9 mars 2019, au théâtre de Caen.

« Jenufa », affaire de femmes et de famille

L’ouvrage lyrique de Leos Janacek, « Jenufa », a fait un triomphe au théâtre de Caen, coproducteur avec l’Opéra de Dijon. Bénéficiant d’une distribution internationale de haut niveau et d’un orchestre, le Czech Virtuosi de Brno, grand connaisseur de la musique du compositeur tchèque, le drame a révélé toute son intensité émotionnelle. Cette version, mise en scène par le prometteur Yves Lenoir, est à inscrire dans les annales.


Tiré d’un récit de Gabriela Pressova de la veine d’une nouvelle de Maupassant. « Jenufa » serait aujourd’hui le type même de « fait divers », sur lequel les médias se focalisent. Ils rivaliseraient d’angles pour le décortiquer et le garder en mémoire pour y revenir sous prétexte de complément d’enquête. Un petit village, une grossesse non désirée, un infanticide, une proximité consanguine, une pression morale fortement teintée de religion, bien des éléments sont réunis qui intéresseraient un sociologue prenant le pouls d’une communauté.

Jenufa, jeune paysanne, est au cœur de cette tragédie tout à la fois ordinaire et exemplaire. Elle attend un bébé. Personne ne le sait. Encore moins le père, son cousin  Steva, dont elle espère qu’il ne sera pas enrôlé dans l’armée. Ainsi, il sera encore temps de se marier et d’éviter le déshonneur. Seulement, les obstacles s’accumulent.

Jenufa (Sarah-Jane Brandon) accueille, heureuse, le retour de son amant Steva Buryja (Magnus Vigilius). Mais la joie va être de courte durée. Photo Gilles Abegg. Opéra de Dijon.

Certes Steva est exempté. Mais Kostelnicka Buryjovka, belle-mère de Jenufa et , voit d’un mauvais œil un mariage entre ce garçon volage, qui lui rappelle trop son feu mari, et la jeune femme. Sacristine à principes, elle impose un délai, dont dépend la conduite de Steva. Lana, demi-frère de ce dernier, en profite pour confirmer son amour à Jenufa. Dans un geste malheureux de jalousie, il la blesse sérieusement au visage.  Elle est défigurée.

Dans un mouvement de jalousie agressive, Lana (Daniel Brenna) blesse Jenufa au visage. Photo Gilles Abegg. Opéra de Dijon.

La mise en scène d’Yves Lenoir ne laisse pas d’indice temporel. L’opéra a été créé en 1904. Mais en rien, on est ramené à ce début de siècle, pas plus qu’on ne se trouve projeté à aujourd’hui. La banalité voulue des costumes et des décors confère son universalité à ce drame, qui en fait une affaire de femmes, malgré elles. L’action, dépourvue d’accessoires superflus, aspire véritablement l’attention du spectateur. Sur fond de morne plaine, un hangar agricole  sert de cadre à l’intrigue du premier acte. Sa façade en tôle ondulée se métamorphose en toit sous lequel vient se greffer un intérieur sous comble. Quelques flocons indiquent un passage en hiver.

C’est là que se noue le malheur dans la maison de la sacristine où se trouve cachée Jenufa. Elle vient d’accoucher d’un petit garçon, dont le sort va lui échapper. Steva ne veut plus d’elle car elle a perdu sa beauté. Kostelnicka Buruyjovka la convainc d’accepter Lana, au prix d’un plan impitoyable. Car, entretemps, la belle-mère a fait disparaître l’enfant dans la rivière gelée. A à la fois pour éviter l’opprobre populaire et pour calmer le tourment de son neveu, le seul à qui elle a fait part de la naissance.

La sacristine annonce à Jenufa qu’elle a déliré de fièvre pendant lesquels le nourrisson est mort. Photo Gilles Abegg. Opéra de Lyon.

Dès le prologue, la musique de Janacek accompagne la montée en puissance d’une fatalité. Nourri aux partitions du compositeur, le Czech Virtuosi, sous la baguette de Stefen Veselka, en développe les riches qualités sonores avec un pupitre de violons saisissant et un soliste à donner la chair de poule. Et quand les vents et cuivres s’en mêlent, on est gagné par cette intensité dramatique déployée par l’intervention des chanteurs et du chœur, impeccable, de l’Opéra de Dijon dirigé par Anass Ismat

La soprano sud-africaine Sarah-Jane Brandon incarne une Jenufa ballottée par les injustices du destin. Au fil des trois actes, elle sait donner une épaisseur psychologique à son personnage. Le poids des déconvenues et des douleurs pèse de plus en plus sur son personnage. Frais et poupin au départ, son visage, à l’instar de sa voix,  en manifeste progressivement les marques.

Sabine Hogrefe, soprano allemande, tient le rôle de la sacristine. Elle est exceptionnelle en Kostelnicka Buryjovka, gagnée par la folie et le remords. Scéniquement, elle agit comme le contraire de sa belle-fille. A la chemise de nuit immaculée de l’accouchée, à laquelle elle prétend que l’enfant est mort des suites de la naissance, elle oppose des vêtements sombres. Au moment des noces, la même sacristine reproche à la pathétique Jenufa ce même type de tenue de « veuve respectable ». Alors que, dans une attitude de totale confusion, elle finit par se présenter en robe de mariée !

Au moment des noces, le drame bascule avec la découverte de l’enfant mort. De gauche à droite: Lana (Daniel Brenna); Karolka (Katerina Hebelkova); Krzysztof Borysiewicz, (le maire) ;Sabine Hogrefe (la sacristine Kostelnicka Buryjovka); Svetlana Lifar(l’épouse du maire); Magnus Vigilius (Steva Buryja); Sarah-Jones Brandon (Jenufa Buryja).

Puissant ténor américain, Daniel Brenna donne presqu’une dimension wagnérienne au personnage de Laca. Caractère entier, il affronte avec une autorité qui ne souffre pas d’objection l’ensemble des villageois prompts à accuser Jenufa d’infanticide. A la faveur du dégel, le corps de l’enfant a été retrouvé. On est au printemps, la scène retrouve le hangar agricole du premier acte. La réaction de Laca pousse la sacristine à avouer son acte et à affronter la justice humaine. Jenufa, elle, pardonne déjà. Elle se réfugie dans l’amour que lui offre Laca.

Symboliquement, cette union implique un patient chemin. Installés à chaque bout de la table, Jenufa et Laca tendent le bras l’un vers l’autre sans  pouvoir lier leurs mains. Il y a encore tant de plaies à cicatriser : le souvenir de l’enfant mort ; le suicide de Steva, qui voit son monde s’effondrer. Le jeune homme volage courtisé pour son statut de meunier prospère a découvert sa paternité. Sa fiancée, Karolka, la fille du maire, n’a pu supporter cette révélation.

Magnus Vigilius, ténor danois, n’a pas l’ampleur vocale de son « rival » Daniel Brenna. Mais il sait donner au personnage de Steva tout son tempérament, d’abord insouciant puis brusquement placé devant ses responsabilités. Tous les seconds rôles sont sur la même ligne qualitative : la mezzo allemande Helena Köhne (la grand-mère Buryjovka) ; Tomas Kral, baryton tchèque (Starek) ; le Polonais Krzysztof Borysiewicz, basse (le maire) ; Svetlana Lifar, mezzo française, d’origine russe (l’épouse du maire) ; Katerina Hebelkova, mezzo tchèque (Karolka). Et pour compléter cette distribution cosmopolite, un trio de jeunes talents, Roxane Chalard (Jano) ; Axelle Fanyo (Barena) ; Delphine Lambert (une bergère).

Représentations données au théâtre de Caen, jeudi 17 et samedi 19 janvier 2019. Opéra chanté en tchèque surtitré en français.

Voyage en Tsiganie avec Monsieur Haydn


Route 68, huitième étape. Les  quatre Cambini-Paris ont dépassé le premier tiers de leur voyage musical né d’un projet fou : interpréter l’intégrale des quatuors de Joseph Haydn (1732-1809). Le théâtre de Caen s’est associé à cette entreprise unique. A chaque concert, trois œuvres  et un thème. Cette fois, a été évoquée l’influence de la musique tsigane chez le compositeur. Avec, à la clé, un final époustouflant conduit par l’invité de cette soirée, Iurie Morar, joueur de cymbalum.

Depuis bientôt deux saisons et demie que le Quatuor Cambini-Paris s’est lancé sur sa « Route 68 », son auditoire n’a cessé de croître au théâtre de Caen (1). Les foyers, bien adaptés à la musique de chambre, sont juste assez grands pour accueillir tous les amateurs. L’intérêt de ces concerts est doublé par la présentation qui les accompagne. Producteur à France Musique, Clément Lebrun apporte à chaque un éclairage original, qui tient à un thème sortant des sentiers battus (2).

Il a suffi, cette fois, d’une annotation de Joseph Haydn en tête du troisième mouvement _ un menuet _ de son opus 20 n°4, « A la tziganere », pour que ce huitième concert se penche sur l’influence des musiques populaires d’Europe orientale sur le pensionnaire du prince Esterhazy. Sincèrement, on l’aurait plutôt perçue dans le mouvement suivant, le quatrième et dernier, dans l’interprétation fougueuse donnée par le Quatuor Cambini-Paris avec un premier de cordée, Julien Chauvin, galvanisé.

Peu importe, à vrai dire, l’essentiel était d’imaginer ce que Haydn avait pu percevoir, à son époque, de cette musique qui traversait la mosaïque des pays de l’empire austro-hongrois. Longtemps cantonné dans la résidence du prince Esterhazy, le compositeur n’en avait pas moins l’écoute à l’affût. Le cymbalum, instrument à cordes frappées, est symbolique de ces musiques. Issu du santour perse, il est assimilé aux « verbunkos », ces danses de recrutement militaire qui animaient les cabarets, où les officiers recruteurs allaient faire leur marché.

Plus largement, le cymbalum, surnommé aussi le piano tsigane, est de toutes les fêtes. On lui connaît de nombreuses variantes. La reine Marie-Antoinette en jouait. Stravinsky appréciait ses résonnances et ses possibilités. On pense aussi à Bela Bartok, qui allait collecter les airs traditionnels qui lui ont inspiré de célèbres partitions. De tout cela, Iurie Morar a échangé avec Clément Lebrun. Et puisqu’il fallait bien une démonstration, le musicien d’origine moldave a offert une doïna roumaine, dont la musicalité est apparentée au fado portugais. Nostalgique, le cymbalum peut l’être, comme il peut faire battre les mains et les cœurs d’allégresse.

C’est bien ce qui s’est passé en conclusion de ce concert. Venu rejoindre les musiciens du Quatuor, Iurie Morar s’est fondu dans le groupe dans la reprise du fameux menuet de cet Opus 20 n°4. Puis il a entraîné ses partenaires d’un soir dans une interprétation envoûtante d’airs tsiganes conduit pas des mailloches électrisées. On ne pouvait imaginer que le temps de répétition fût si court.

Et Haydn, au fait ? On ne va pas oublier les trois quatuors interprétés au cours de cette soirée. L’Opus 2 n°1 renvoie aux origines d’un genre que le compositeur va progressivement modeler. On est en 1757. Haydn s’exerce à une formule qui associe danse baroque et sonate pour quatre instruments. On parle alors de divertimento, où en cinq mouvements alternent moments lents et moments plus rapides, plus incisifs.

Ce sont autant de mini-opéras, dont la forme va se stabiliser en quatre mouvements. L’Opus 20 n°4, écrit en 1772, est exemplaire par sa finition, ses qualités d’équilibre. Johannes Brahms avait en sa possession la partition originale, révèle Clément Lebrun. A-t-elle exercé sur lui une fonction paralysante ? Ce n’est qu’à partir de l’âge de 50 ans que le compositeur des fameuses symphonies s’est essayé aux quatuors. Il est vrai que cet Opus 20 est impressionnant, successivement de majesté, d’intimité, de fougue.

Julien Chauvin, Karine Crocquenoy, aux violons, Pierre-Eric Nimylowycz, à l’alto et Atsushi Sakaï, au violoncelle en font valoir toutes les nuances. L’Opus 64 n°3, qui avait été tiré au sort lors du précédent concert (3) se situe à un tournant important pour Haydn. Il l’écrit juste avant le décès de son protecteur. Dès lors, le compositeur voyagera et entreprendra une grande tournée, en Angleterre notamment.

L’œuvre  déborde d’énergie avec, dans le premier mouvement un violoncelle qui donne la cadence. Comme souvent le mouvement qui suit est plus méditatif puis en relais arrive un moment allègre et sifflotant, invitant à la danse. Et pour finir, c’est comme une conversation qui s’anime avec un thème qui va et revient. La suite avec le cymbalum en a suscité une autre.

Concert donné le mardi 8 janvier 2019, au théâtre de Caen.

  • (1) Le théâtre de Caen vient  de vivre une saison record avec un chiffre de fréquentation de 147 600 spectateurs en 2018. Le meilleur résultat précédent était en 2012 avec 112 000 spectateurs.
  • (2) Le prochain concert, jeudi 25 avril 2019, aura pour thème « Remue-méninges » avec Bernard Lechevalier, professeur et neurologue.
  • (3) C’est l’opus 76 n° 1 qui a été tiré au sort. Il figurera au programme du concert du 25 avril.

Le n°7 de Cambini-Paris: la note Haydn


Troisième saison et septième étape de leur Route 68, les Cambini-Paris étaient à nouveau, lundi, au théâtre de Caen. Julien Chauvin, Karine Crocquenoy, Pierre-Eric Nimylowycz et Atsushi Sakaï ont entrepris de jouer l’intégrale des quatuors de Joseph Haydn (1732-1809), à raison de trois concerts par an. Ce défi inédit les entraîne jusqu’en 2024… Un thème est abordé à chaque soirée. Cette fois, on a parlé de l’art du parfum.

Le Quatuor Cambini-Paris: (de gauche à droite, Pierre-Eric Nimylowycz, Atsushi  Sakaï, Karine Crocquenoy, Julien Chauvin (Photo Franck Juery)
Le Quatuor Cambini-Paris: (de gauche à droite, Pierre-Eric Nimylowycz, Atsushi Sakaï, Karine Crocquenoy, Julien Chauvin (Photo Franck Juery)

Les foyers du théâtre de Caen sont à peine assez grands pour contenir le public venu écouter le quatuor Cambini-Paris. Les plus avisés ont repéré la place de choix qu’offre le balcon juste au dessus, moins tant pour l’acoustique, partout d’excellent niveau, que pour bénéficier d’une vue plongeante sur les musiciens. Clément Lebrun, producteur à France Musique, est fidèle au rendez-vous pour présenter et commenter la soirée.

Comme d’habitude, trois quatuors sont au programme. Celui de ce concert n° 7 fait un grand pont dans la production du compositeur autrichien. On passe d’une de ses premières partitions (Opus 1 n°3) à l’une des dernières (Opus 76 n°4), choisie par tirage au sort lors du précédent concert. Quarante ans (1757-1797) les séparent. Entre, est retenu l’Opus 50 n° 2 (1787).

En répondant à une commande du baron Karl Joseph von Fürnberg, Haydn crée un genre nouveau inspiré du Divertimento baroque, à cette différence qu’il n’utilise aucun instrument à vent. Que des cordes, avec deux violons qui se répondent, tandis que violoncelle et alto assurent une base rythmique. Cinq mouvements se succèdent, qui sont autant de miniatures.

L’Opus 50 qui suit donne la mesure des apports trouvés par Haydn et qui enrichissent le genre. L’œuvre fait partie de « Quatuors prussiens », ainsi nommés en raison de leur dédicace au roi Frédéric-Guillaume II. On est frappé par la subtilité de l’agencement, « à partir d’idées simples », comme le souligne Clément Lebrun qui en retient aussi la légèreté et l’humour. Ainsi de ces ruptures dans le deuxième mouvement, qui s’apparentent à des hésitations ; ou, au contraire, de l’emballement du troisième et dernier mouvement.

Peut-on parler de musique comme on parle de parfum ? Certainement. Peut-on imaginer aussi quelles pouvaient être les odeurs dominantes, au XVIIIe siècle, dans un salon de musique par exemple ? Invitée sur l’initiative de la violoniste  Karine Crocquenoy, historienne spécialiste du parfum, Elisabeth de Feydeau fournit de passionnantes explications.

On ne qualifie pas encore de « nez » le créateur de parfum. Cette notion est associée au grands couturiers du XXe siècle dont la notoriété s’étend alors à des fragrances devenues mythiques pour certaines. A l’époque de Haydn, il revenait à un parfumeur (tout simplement) de devoir rendre un lieu agréable, d’y laisser un « sillage » par-dessus, entre autres, l’odeur des chandelles qu’on ne savait pas encore parfumer.

L’encens et la myrrhe _ qui renvoient aux rois mages _, l’essence de fleur d’oranger (le néroli) et l’amande amère (la fève tonka) sont les quatre notes dominantes alors. Mais s’amorce l’innovation des huiles essentielles qui s’affranchissent des saisons. Au petit exercice des correspondances entre parfum et musique, les Cambini traduisent par un accord en suspension les senteurs de la fève tonka, tandis que l’encens inspire au quatuor une ambiance plus minérale.

Mais c’est par une note qu’on qualifierait d’impressionniste que se présente l’Opus 76 n°4 en si bémol majeur. L’œuvre lui a valu de surnom de « Lever de soleil », d’où on peut imaginer des senteurs d’herbes mouillées par la rosée et dans l’air celles de pierres qui commencent à chauffer. Une fois que le soleil a commencé à émerger de l’horizon, le temps paraît brusquement se raccourcir, notamment l’été. Le troisième et dernier mouvement de l’Opus 76 joue de cette accélération virtuose. Son interprétation donne chaud au cœur.

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Concert du lundi 17 décembre 2018, au théâtre de Caen. Prochain rendez-vous de la Route 68, le mardi 8 janvier, 20 h. L’œuvre tirée au sort est l’Opus 64  n°3 en si bémol majeur. On y parlera aussi de la musique tsigane au temps de Haydn avec Iurie Morar, cymbaliste. semihi

Poupées de cire, poupées de « Songs »

Avec son ensemble Correspondances _ ici en petit effectif _ Sébastien Daucé entraîne, au théâtre de Caen, dans la musique anglaise du XVIIe siècle. « Songs » pourrait n’être qu’un récital tout consacré à l’étonnante voix de Lucile Richardot. Mais avec la complicité de Samuel Achache, metteur en scène, et de la scénographe Lisa Navarro, le  concert bénéficie d’une enveloppe théâtrale originale et surprenante.

 

(Photo Jean Louis Fernandez).
L’alto Lucile Richardot, entourée des comédiennes Margot Alexandre et de Sarah Le Picard. (Photo Jean-Louis Fernandez).

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Balte d’ouverture aux Boréales

Les pays baltes sont mis à l’honneur pour la 27e édition des Boréales. Les trois petits pays que sont la Lituanie, l’Estonie et la Lettonie ont une grande tradition de chant vocal. C’est un florilège de la « Musica Baltica » qu’ont offert, et pour la première fois réunis au théâtre de Caen, l’Orchestre régional de Normandie, l’Orchestre de l’Opéra de Rouen et le Chœur de chambre de Rouen.

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Amical, musical, ça rime à Deauville…

On a maintes fois noté le climat amical qui caractérise les éditions successives du festival de Pâques et de l’Août musical de Deauville. Amical, musical ces deux adjectifs sont faits pour s’entendre. Le dernier concert du rendez-vous estival 2018 en a apporté la démonstration tant par le choix du programme que par la prestation des jeunes interprètes.

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L’Août musical s’annonce fraternel

Août musical, 17! « Antichambre », du festival de Pâques de Deauville, comme aime à le qualifier son directeur musical, Yves Petit de Voize, ce rendez-vous estival pourrait s’apparenter au jeu des sept familles, tant il est placé sous le signe de la fratrie. Ainsi, des Bellom, des Fouchenneret, des Girard, qui, entre autres musiciens, vont faire vivre la salle Elie-de-Brignac au fil de neuf concerts.

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Les vertiges du « grand huit »

On prend les mêmes et on recommence… Ou pour user du vocabulaire sportif, on ne change pas une équipe qui gagne. La formule a valu pour les trois premiers concerts du 16e Août musical de Deauville. On a ainsi retrouvé pour cette troisième soirée les pianistes Guillaume Vincent et Philippe Hattat, et le Quatuor Hanson, qui,  avec les violonistes Shuichi Okada et Brieuc Vourch, l’altiste Manuel Vioque-Judde et le violoncelliste Adrien Bellom, a formé un huit majeur. Son interprétation de Menselssohn et, la veille, de Chostakovitch, aura marqué l’auditoire.

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