« Jenufa », affaire de femmes et de famille

L’ouvrage lyrique de Leos Janacek, « Jenufa », a fait un triomphe au théâtre de Caen, coproducteur avec l’Opéra de Dijon. Bénéficiant d’une distribution internationale de haut niveau et d’un orchestre, le Czech Virtuosi de Brno, grand connaisseur de la musique du compositeur tchèque, le drame a révélé toute son intensité émotionnelle. Cette version, mise en scène par le prometteur Yves Lenoir, est à inscrire dans les annales.


Tiré d’un récit de Gabriela Pressova de la veine d’une nouvelle de Maupassant. « Jenufa » serait aujourd’hui le type même de « fait divers », sur lequel les médias se focalisent. Ils rivaliseraient d’angles pour le décortiquer et le garder en mémoire pour y revenir sous prétexte de complément d’enquête. Un petit village, une grossesse non désirée, un infanticide, une proximité consanguine, une pression morale fortement teintée de religion, bien des éléments sont réunis qui intéresseraient un sociologue prenant le pouls d’une communauté.

Jenufa, jeune paysanne, est au cœur de cette tragédie tout à la fois ordinaire et exemplaire. Elle attend un bébé. Personne ne le sait. Encore moins le père, son cousin  Steva, dont elle espère qu’il ne sera pas enrôlé dans l’armée. Ainsi, il sera encore temps de se marier et d’éviter le déshonneur. Seulement, les obstacles s’accumulent.

Jenufa (Sarah-Jane Brandon) accueille, heureuse, le retour de son amant Steva Buryja (Magnus Vigilius). Mais la joie va être de courte durée. Photo Gilles Abegg. Opéra de Dijon.

Certes Steva est exempté. Mais Kostelnicka Buryjovka, belle-mère de Jenufa et , voit d’un mauvais œil un mariage entre ce garçon volage, qui lui rappelle trop son feu mari, et la jeune femme. Sacristine à principes, elle impose un délai, dont dépend la conduite de Steva. Lana, demi-frère de ce dernier, en profite pour confirmer son amour à Jenufa. Dans un geste malheureux de jalousie, il la blesse sérieusement au visage.  Elle est défigurée.

Dans un mouvement de jalousie agressive, Lana (Daniel Brenna) blesse Jenufa au visage. Photo Gilles Abegg. Opéra de Dijon.

La mise en scène d’Yves Lenoir ne laisse pas d’indice temporel. L’opéra a été créé en 1904. Mais en rien, on est ramené à ce début de siècle, pas plus qu’on ne se trouve projeté à aujourd’hui. La banalité voulue des costumes et des décors confère son universalité à ce drame, qui en fait une affaire de femmes, malgré elles. L’action, dépourvue d’accessoires superflus, aspire véritablement l’attention du spectateur. Sur fond de morne plaine, un hangar agricole  sert de cadre à l’intrigue du premier acte. Sa façade en tôle ondulée se métamorphose en toit sous lequel vient se greffer un intérieur sous comble. Quelques flocons indiquent un passage en hiver.

C’est là que se noue le malheur dans la maison de la sacristine où se trouve cachée Jenufa. Elle vient d’accoucher d’un petit garçon, dont le sort va lui échapper. Steva ne veut plus d’elle car elle a perdu sa beauté. Kostelnicka Buruyjovka la convainc d’accepter Lana, au prix d’un plan impitoyable. Car, entretemps, la belle-mère a fait disparaître l’enfant dans la rivière gelée. A à la fois pour éviter l’opprobre populaire et pour calmer le tourment de son neveu, le seul à qui elle a fait part de la naissance.

La sacristine annonce à Jenufa qu’elle a déliré de fièvre pendant lesquels le nourrisson est mort. Photo Gilles Abegg. Opéra de Lyon.

Dès le prologue, la musique de Janacek accompagne la montée en puissance d’une fatalité. Nourri aux partitions du compositeur, le Czech Virtuosi, sous la baguette de Stefen Veselka, en développe les riches qualités sonores avec un pupitre de violons saisissant et un soliste à donner la chair de poule. Et quand les vents et cuivres s’en mêlent, on est gagné par cette intensité dramatique déployée par l’intervention des chanteurs et du chœur, impeccable, de l’Opéra de Dijon dirigé par Anass Ismat

La soprano sud-africaine Sarah-Jane Brandon incarne une Jenufa ballottée par les injustices du destin. Au fil des trois actes, elle sait donner une épaisseur psychologique à son personnage. Le poids des déconvenues et des douleurs pèse de plus en plus sur son personnage. Frais et poupin au départ, son visage, à l’instar de sa voix,  en manifeste progressivement les marques.

Sabine Hogrefe, soprano allemande, tient le rôle de la sacristine. Elle est exceptionnelle en Kostelnicka Buryjovka, gagnée par la folie et le remords. Scéniquement, elle agit comme le contraire de sa belle-fille. A la chemise de nuit immaculée de l’accouchée, à laquelle elle prétend que l’enfant est mort des suites de la naissance, elle oppose des vêtements sombres. Au moment des noces, la même sacristine reproche à la pathétique Jenufa ce même type de tenue de « veuve respectable ». Alors que, dans une attitude de totale confusion, elle finit par se présenter en robe de mariée !

Au moment des noces, le drame bascule avec la découverte de l’enfant mort. De gauche à droite: Lana (Daniel Brenna); Karolka (Katerina Hebelkova); Krzysztof Borysiewicz, (le maire) ;Sabine Hogrefe (la sacristine Kostelnicka Buryjovka); Svetlana Lifar(l’épouse du maire); Magnus Vigilius (Steva Buryja); Sarah-Jones Brandon (Jenufa Buryja).

Puissant ténor américain, Daniel Brenna donne presqu’une dimension wagnérienne au personnage de Laca. Caractère entier, il affronte avec une autorité qui ne souffre pas d’objection l’ensemble des villageois prompts à accuser Jenufa d’infanticide. A la faveur du dégel, le corps de l’enfant a été retrouvé. On est au printemps, la scène retrouve le hangar agricole du premier acte. La réaction de Laca pousse la sacristine à avouer son acte et à affronter la justice humaine. Jenufa, elle, pardonne déjà. Elle se réfugie dans l’amour que lui offre Laca.

Symboliquement, cette union implique un patient chemin. Installés à chaque bout de la table, Jenufa et Laca tendent le bras l’un vers l’autre sans  pouvoir lier leurs mains. Il y a encore tant de plaies à cicatriser : le souvenir de l’enfant mort ; le suicide de Steva, qui voit son monde s’effondrer. Le jeune homme volage courtisé pour son statut de meunier prospère a découvert sa paternité. Sa fiancée, Karolka, la fille du maire, n’a pu supporter cette révélation.

Magnus Vigilius, ténor danois, n’a pas l’ampleur vocale de son « rival » Daniel Brenna. Mais il sait donner au personnage de Steva tout son tempérament, d’abord insouciant puis brusquement placé devant ses responsabilités. Tous les seconds rôles sont sur la même ligne qualitative : la mezzo allemande Helena Köhne (la grand-mère Buryjovka) ; Tomas Kral, baryton tchèque (Starek) ; le Polonais Krzysztof Borysiewicz, basse (le maire) ; Svetlana Lifar, mezzo française, d’origine russe (l’épouse du maire) ; Katerina Hebelkova, mezzo tchèque (Karolka). Et pour compléter cette distribution cosmopolite, un trio de jeunes talents, Roxane Chalard (Jano) ; Axelle Fanyo (Barena) ; Delphine Lambert (une bergère).

Représentations données au théâtre de Caen, jeudi 17 et samedi 19 janvier 2019. Opéra chanté en tchèque surtitré en français.

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