« Heptaméron, histoires d’amour à mort


Même si son nom a été attribué à un lycée d’Alençon (1), Marguerite de Navarre (1492-1549) demeure une écrivaine méconnue. Son frère cadet, François 1er, lui fait toujours de l’ombre. Le politique l’emporte sur la femme de lettres. En amoureux de la langue française Benjamin Lazar remet en perspective la place de celle qui fut la protectrice de Rabelais. Avec le concours de la compagnie des « Cris de Paris », le metteur en scène jette des ponts entre les récits de son « Heptaméron » et les chants de la Renaissance italienne, à l’aube de l’opéra.

(Photo Simon Gosselin).

Avec Benjamin Lazar, on n’est jamais à bout de nos surprises. S’il s’intéresse à Marguerite de Navarre, c’est parce que la « dixième Muse », comme on l’a dénommée en son temps, a laissé une grande œuvre poétique et théâtrale, qu’expédia pourtant en quelques lignes le Lagarde et Michard des lycéens « babyboomers ». Or, on lui doit une langue aussi nette que raffinée qui pose les jalons du classicisme français (2).

« L’Heptaméron » se calque sur le modèle de dix fois dix nouvelles du « Décameron » de Giovanni Boccacio (1313-1375),  sauf que Marguerite de Navarre, rattrapée par la mort, n’a pu dépasser les 71 récits en sept chapitres. L’ouvrage prend prétexte de pluies diluviennes qui contraignent un groupe d’hommes et de femmes à rester confinés dans une abbaye. Pour se distraire, entre deux offices religieux, chacun y va de son histoire.

Sept nouvelles jalonnent le spectacle « Heptaméron, récits de la chambre obscure », cinq sont de Marguerite de Navarre, une est issue de l’œuvre de Boccace, la septième est adaptée de « Vies des dames illustres » de Brantôme (1537-1614). Une scène en pente, percée de trappes ; en fond, un rideau translucide et ondulé ; côté cour, une double échelle ; côté jardin, accrochés à un portant, plusieurs instruments de musique : le décor est conçu comme une métaphore de l’imaginaire (la camera obscura des peintres), aiguillonné aussi bien par des fictions que par des situations oniriques, dont on sait qu’elles peuvent abolir les frontières du temps et de l’espace.

Des mots et des chants. (Photo Simon Gosselin)

Le silence de l’introduction est rompu par le bruit des pas de jeunes gens, tels des étudiants. Ils disposent sur la scène des feuilles de papier, textes et partitions ( ?), tandis qu’un écran diffuse des images de fortes intempéries. Cheveux longs bouclés, jean et chemise de bûcheron ceinte autour de la taille, une comédienne (Fanny Blondeau) évoque avec les mots de Marguerite de Navarre le sort tragique d’une muletière qui refusa de céder aux assauts d’un valet.

A voix nues

Ce conte en ouvre d’autres. D’amours véritables, eux, mais contrariés sinon punis. On ne plaisante pas avec l’ordre social, surtout si c’est une femme qui le transgresse. A la beauté du style, Marguerite de Navarre offre une réflexion que ne manqueraient de se saisir les féministes d’aujourd’hui. En contrepoint de ces récits, Geoffroy Jourdain, directeur musical des Cris de Paris, a sélectionné des madrigaux de compositeurs italiens (Monteverdi, Rossi, Gesulado…). Les guerres d’Italie (victoire à Marignan, 1515 ; défaite à Pavie, dix ans plus tard) ont aussi contribué à développer le mouvement de la Renaissance italienne en France.

Des récits aux fins tragiques… avec en échos des madrigaux superbement chantés par les interprètes des Cris de Paris. Photo Simon Gosselin).

Ces madrigaux sont autant de plaintes portés à voix nues par huit chanteuses et chanteurs dans un équilibre de timbres finement soupesé. Et si on a tendance à retenir les voix de soprano _ mention quand même à Michiko Takahashi _, il faut saluer l’excellence du baryton-basse Virgile Ancely qui apporte une ligne grave magnifique. Le chanteur faisait partie de la distribution de l’ « Orfeo » de Rossi par l’Ensemble Pygmalion, vu au théâtre de Caen, il y a deux ans.

Entre veille et sommeil

Cette alternance de contes et de chants est bousculée par les interventions singulières de Geoffrey Carey. Silhouette longiligne, allure de professeur distrait, il raconte des histoires à dormir debout, de celles qui, entre veille et sommeil, vous transportent dans un monde loufoque. Ainsi d’un canard, ou plutôt d’une canne, dont son personnage est tombé amoureux ; ou de la façon d’attraper des lézards avec un miroir. Il parle même de salamandre. On n’y voit pas un hasard. C’était l’emblème de François 1er.

Geoffrey Carey et Fanny Blondeau, les conteurs (Photo Simon Gosselin).

La chambre obscure, par analogie à la pièce réservée au repos nocturne, invite au rêve. L’atmosphère créée par la mise en scène de Benjamin Lazar y contribue avec notamment des intermèdes dans une langue aussi étrangère qu’étrange. Par delà les fins dramatiques des contes _ les histoires d’amour finissent mal en général, dit la chanson _, il y a entre les mots de Marguerite de Navarre et la poésie des madrigaux une musicalité qui fonde à la fois l’originalité et la réussite de ce spectacle.

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  • (1) Marguerite de Navarre fut en premières noces l’épouse de Charles IV, duc d’Alençon.
  • (2) L’édit de Villers-Côterets (1539) a fait du français la langue officielle du royaume.

« Heptaméron, récits de la chambre obscure » par le Théâtre de l’Incrédule et Les Cris de Paris, spectacle donné mardi 12 et mercredi 13 mars 2019, au théâtre de Caen. « ,newColor: »n

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