Un cornet qui ne laisse pas de glace!

À  un peu plus d’une semaine d’intervalle, le théâtre de Caen a fait résonner la musique vocale italienne, si riche d’inventivité et de séduction à la jointure des XVIe et XVIIe siècles. Il y a d’abord eu La Guilde des Mercenaires, conduite par le corniste et enfant du pays, Adrien Mabire, dans un programme intitulé « La Légende Noire », consacré au sulfureux Carlo Gesualdo. Puis, dans l’église Notre-Dame de la Gloriette, le Poème Harmonique de Vincent Dumestre, qui a interprété de magnifiques pages de Monterverdi à Allegri, regroupées sous le titre « Anamorfosi ».

Carlo Gesualdo (1566-1613) traîne une réputation de « bad boy ». Qu’il ait fait passer de vie à trépas sa femme et son amant, va encore pour le crime passionnel par un mari trompé qui se solde par un exil (provisoire). Mais qu’il ait tyrannisé sa seconde épouse et tué son enfant ! Son statut de noble lui vaut d’échapper au châtiment, lui-même se chargeant d’expier ses fautes par des séances de flagellation !

Voilà pour le côté sombre qui alimente la « légende noire » de personnage scandaleux. Ce contemporain de Monteverdi et du Caravage, génie rebelle de la peinture, est dégagé de toute nécessité lucrative. La musique l’occupe, dont il explore les possibilités tout en s’appuyant sur un socle de tradition.

Son Sixième Livre de madrigaux épate toujours les interprètes et les férus de musicologie. Il contient vingt-trois poèmes, autant de miniatures, riches de déclarations d’amour mais nourries de soupirs, de plaintes, de désespoir. De toutes ces expressions dramatiques, Gesualdo, prince de Venosa,  en donne des versions musicales saisissantes. Leur audace de dissonances, par exemple, le dispute à des constructions conformes aux canons de l’époque.

Il ne faut pas plus pour susciter l’intérêt d’Adrien Mabire, lui aussi explorateur des répertoires, à la tête de sa Guilde des Mercenaires. Tout un programme que l’appellation de  cette formation, en résidence bretonne, à Lannion. Composée, pour ce concert, de cinq voix, femmes et hommes, et de cinq musiciens, essentiellement des vents, plus un petit orgue, elle a donné à entendre l’intégrale de ce Sixième Livre.

L’interprétation des madrigaux se succède sous différentes formes, voix et instruments, voix seules, instruments seuls. Ce choix permet de détailler l’originalité de chaque partie musicale et d’en apprécier la réunion. La sonorité des vents (cornet, trombone, basson anciens) y apporte un caractère assez peu familier et d’autant plus captivant. On retient cette inflexion de nez pincé, caractéristique du cornet, qui tient à la fois de la cornemuse et de la clarinette.

Le succès est total. En réponse aux applaudissements, la Guilde offre deux bis, en reprenant, en formation complète, « Moro, lasso, al mio duolo » (Je meurs, hélas, à ma douleur), puis le dernier madrigal, « Quando ridente et bella » (Quand souriante et belle). Le seul à contenir une note d’optimisme. Il fallait bien cela en conclusion !

« Anamorfosi », le langage des passions

On retrouve Adrien Mabire au concert suivant de la saison du théâtre de Caen.  Cette fois, il intègre le groupe des musiciens du Poème Harmonique, la formation de Vincent Dumestre. Placé un peu en retrait de ses collègues, le corniste les domine de sa haute silhouette dans le chœur de l’église Notre-Dame de la Gloriette.

Le style baroque du monument religieux sied au programme italien, « Anamorfosi » proposé par le Poème. L’anamorphose est un principe d’illusion optique en vogue dans la peinture des XVIe et XVIIe siècle. Dürer en parle comme d’un art de la perspective secrète. Vincent en transpose l’image  à l’audition.

On croit entendre des cantiques. Mais les paroles ne sont que récits de quêtes amoureuses, épopées guerrières. L’opéra commence tout juste d’entrer en scène dans le monde musical du Seicento. Il est le réceptacle des passions, comme l’est le langage religieux de l’époque qui exalte la figure héroïque du saint et l’exhortation du pêcheur.

Dès lors, la frontière entre sacré et profane est poreuse. Sur une même musique, les paroles versent dans l’un ou l’autre sens. Une peine de cœur peut devenir une plainte de la Vierge.  Comme l’explique Vincent Dumestre, « La cantate de Luigi Rossi sur la mort glorieuse de Gustave II devient _ toujours en changeant les paroles _ une scène de la Passion ».

Si l’oreille de l’auditeur d’aujourd’hui est sourde à la compréhension du texte, elle est, en revanche enthousiaste par la beauté et l’expressivité des musiciens et chanteurs du Poème Harmonique. On attribue une mention particulière à performance d’Isabelle Druet. La mezzo remplace au pied levé Anaïs Bertrand, qui, souffrante, a dû déclarer forfait trois jours plus tôt.

Douceur des cordes, subtilité des voix, le concert enchaîne des airs de Monteverdi, Cavalli, Rossi, Abbatini, Marazolli, jusqu’à ce sommet de l’art polyphonique qu’est le « Miserere » de Gregorio Allegri. L’œuvre est célèbre par ce contre-ut accessible aux voix blanches des maîtrisiens, mais pas que…

Répartis en deux groupes dans les contre-allées de l’église, tandis que les musiciens restent dans le chœur, les chanteuses et chanteurs offrent une interprétation hors pair, émouvante et frissonnante. Son déroulement reprend le rituel de l’Office des Ténèbres du Vendredi Saint, avec ces cierges qu’on éteint à la fin de chaque couplet. Jusqu’à l’obscurité totale.  Avant que se libère le salut d’un public admiratif.

Il a vécu là une sorte d’anamorphose temporelle. Au jour du concert, on était plus près de Noël, dans cette période d’Avent que de la Semaine Sainte, qui précède Pâques.

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« La Légende noire », Carlo Gesualdo, par La Guilde des mercenaires, concert donné le mardi 8 novembre 2022, au théâtre de Caen.

« Anamorfosi », Monteverdi, Cavalli, Rossi, Allegri, par le Poème Harmonique, concert donné le jeudi 17 novembre 2022, à Notre-Dame de la Gloriette, à Caen.

Ces deux programmes ont fait l’objet d’enregistrements, celui de la Guilde sous le label Lanvellec Éditions, celui du Poème Harmonique chez Alpha Classics. L’un et l’autre ont été récompensés par la critique.

 

Un troisième rendez-vous de ces « Escapades italiennes » est proposé avec Sébastien Daucé er son ensemble en résidence à Caen, Correspondances. « Combattimento, la théorie du cygne noir » entraîne aux sources de l’opéra. Vendredi 9 décembre, 20 h et samedi 10 décembre, 18 h, au théâtre de Caen. Rens. 02 31 30 48 00.

 

 

 

 

 

 

 

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