Beethoven sous le signe du sept


Il soufflait un vent à décorner des bœufs samedi sur la côte normande, ne rendant que plus chaleureuse la salle Elie-de Brignac pour le cinquième concert du Festival de Pâques 2019. L’intérêt était aussi accentué par la venue de Nicholas Angelich. Le pianiste est l’un quatre mousquetaires fondateurs de ce rendez-vous deauvillais qu’il ne manque guère depuis 22 ans. Beethoven, rien que Beethoven était au programme de cette soirée. Y participaient deux jeunes talents confirmés, le violoniste Pierre Fouchenneret  et le violoncelliste Yann Levionnois entraînés vers l’excellence par un Nicholas Angelich au sommet de son art.

Les adeptes de la numérologie y verront peut-être un message, là on adoptera plus raisonnablement une aimable coïncidence. Le chiffre 7 s’inscrit dans cette soirée Beethoven. Avec d’abord les Sept variations pour violoncelle et piano et le Trio n°7 pour piano et cordes, lequel, soit dit en passant, est contemporain  de la 7e Symphonie du compositeur.

Cette harmonie aurait dû être contrariée, puisque le programme annonçait le Sonate pour violon et piano n°10. Or, changement de dernière minute, Nicholas Angelich et Pierre Fouchenneret ont préféré retenir la Sonate n°7. A croire quand même que c’était prémédité ! On peut ajouter que deux duos plus un trio, ça fait… sept.

D’après « La Flûte »

ntBon, on arrête. Retour sur les Variations (publiées 1801). Beethoven y conjugue en forme d’exercices de style le thème du duo d’amour chanté par Pamina et Papageno. « Bei Männern, welche Liebe fühlen » apparaît dans le premier acte de « La Flûte enchantée », l’opéra de Mozart. Au piano de Nicholas Angelich répond le violoncelle de Yann Levionnois au fil d’échanges, où se déclinent sentiments et impressions divers : allègres, affectés, méditatifs, dansants pour finir sur une note espiègle, à la façon de Haydn comme le soulignent les commentaires de musicologie.

Haydn, justement, accordait une place importante au violoncelle, comme Bach avant lui. Mais Beethoven va plus loin dans les capacités de cet instrument, dont il exploite la puissance et la chaleur. Le piano de Nicholas Angelich y participe par les effets subtils et nuancés que l’interprète en tire.

Ce « tendre colosse », comme on l’appelle affectueusement à la Philharmonie de Paris, étonnera toujours par la qualité et la finesse de son jeu. Son buste paraît comme figé, tandis que ses mains, à la souplesse féline, survole le clavier avec une élégance ailée. De celle qui s’abstient de gestes spectaculaires.

A l’Archiduc Rodolphe

A ses côtés, contraste la silhouette menue et juvénile du violoncelliste. On croirait à l’image du maître et son élève, n’était la valeur bien établie de Yann Levionnois. On pourrait dire la même chose du violoniste Pierre Fouchenneret. Son duo avec Nicholas Angelich dans la Sonate n°7 en ut mineur (composée en 1802, première audition en 1803) demeure un modèle dans une interprétation révélant avec pertinence le ton dramatique de l’œuvre.

Le Trio pour piano et cordes n°7 « A l’Archiduc » (Rodolphe d’Autriche, élève, ami et protecteur de Beethoven) offre aux interprètes un moment de complicité totale. Dès l’entrée en matière _ sonore _ du premier mouvement à la mélodie tout de suite identifiable, l’entraide opère. L’œuvre (première audition en 1814) est placée dans les « hits » du catalogue beethovénien pour la richesse de son vocabulaire musical, tant technique qu’expressif


Elle traduit une maturité vers laquelle Nicholas Angelich conduit ses deux partenaires. Le presto de conclusion en apporte une démonstration enthousiasmante, comme un hommage au « Titan de Bonn ». Les chaleureux applaudissements suivent, aussi crépitants que l’averse de grêle tombée sur le toit de la salle de concert juste avant le 2e mouvement.

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Concert donné le samedi 27 avril 2019, salle Elie-de-Brignac, à Deauville.

Bruckner, Brahms, en cinq majeur

Associer Anton Bruckner (1824-1896) et Johannes Brahms (1833-1897) dans un même programme tient d’une certaine malice. Une inimitié opposait les deux compositeurs qui portaient des points de vue divergents sur Wagner. Le premier écrivit peu de musique de chambre, alors que le second fut prolixe dans ce domaine. On leur doit deux quintettes aussi remarquables l’un que l’autre. Les jeunes musiciens du Festival de Pâques de Deauville en ont fait une interprétation exemplaire, avec un Adam Laloum étourdissant.

Outre le fait d’être contemporains (à neuf ans près), ce qui  rapproche Bruckner et Brahms est d’être restés vieux garçons à la réputation de grands buveurs de bière… Musicalement, leurs itinéraires respectifs ont été bien différents. Bruckner n’a vraiment commencé à composer qu’à la quarantaine, à un âge où Brahms avait déjà été largement lancé sous le patronage de Robert Schumann (et de Clara). La notoriété de l’Autrichien a été _ notamment en France _ tardive, alors que celle de son cadet s’est vite étendue.

Anton Bruckner approche des soixante ans quand, sur la suggestion du violoniste Joseph Hellmesberger, il se lance dans l’écriture d’un quintette à cordes. L’œuvre en fa majeur pour deux violons, deux altos et un violoncelle sera créée en novembre 1881, par une autre formation que celle du commanditaire rétif à la modernité de l’écriture.

Symphonique

On reste frappé par l’aspect symphonique de l’ouvrage. Il n’étonne pas finalement au vu du répertoire de Bruckner que l’on rapproche de celui de Beethoven. On remarque aussi le rôle dévolu aux altos, sortis de l’ombre des violons.

Les deux groupes d’instruments _ violons de Shuichi Okada et Mi-Sa Yang ; altos de Mathis Rochat Manuel-Vioque-Judde _ impressionnent par la qualité des échanges au fil de vagues sonores, de ruptures, d’incursions thématiques, sous l’arbitrage du violoncelle de Volodia Van Keulen. Le troisième mouvement, l’adagio, intervient comme un chant religieux et introduit un final aussi intense que délicat.

Incandescent

Vingt ans plus tôt, Brahms avait composé un quintette également pour violons, altos et violoncelle. Mais il reprit sa copie à deux reprises pour, au bout de compte, remplacer un alto par le piano. Ainsi est né, en 1885, le Quintette opus 34 en fa mineur. Il reste une des œuvres les plus jouées de la musique de chambre.

Brahms, relégué parmi les conservateurs pour son « antiwagnérisme », démontrait à ses détracteurs qu’il était capable d’audace. Son invention mélodique s’affirme d’entrée par la forme sonate de son attaque. A la précision d’orfèvre, le pianiste Adam Laloum et la violoniste Mi-Sa Yang ajoutent une puissance de jeu.

La complicité éprouvée des deux interprètes a un effet d’entraînement sur l’ensemble du groupe, qui rend une copie impeccable aussi bien dans les passages à l’unisson que dans les moments fugués ou les ruptures de rythmes. La conclusion du « Presto non troppo » est à couper le souffle avec le piano incandescent d’Adam Laloum. On hésiterait à effleurer les touches de peur de se brûler !

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Concert donné le vendredi 26 avril 2019, salle Elie-de-Brignac, à Deauville.

Prochains concerts : samedi 27 avril, avec Pierre Fouchenneret, violon ; Yann Levionnois, violoncelle ; Nicholas Angelich, piano. Programme Beethoven.

Mercredi 1er mai, avec Renaud Capuçon, violon ; Bertrand Chamayou, piano ; l’ensemble Ouranos. Direction, Pierre Dumoussaud. Programme Hindemith, Poulenc et Milhaud.

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Haydn, c’est bon aussi pour les neurones


Saison 3, neuvième concert, 27e quatuor, la « Route 68 » des Cambini avance. La bande des quatre réunie autour du violoniste Julien Chauvin tient son pari audacieux d’une intégrale de Joseph Haydn. Jeudi, c’était le dernier rendez-vous de la saison 18-19 au théâtre de Caen, avec, comme toujours, un thème nouveau. Il a été question cette fois des relations entre musique et cerveau sous l’éclairage du neurologue Bernard Lechevalier. Epatant !

Les progrès en neurosciences, avec notamment le développement de l’imagerie médicale, permettent de mieux cerner les fonctions des différentes zones du cerveau. Celle du langage se situe dans l’hémisphère gauche. Qu’un aphasique puisse jouer du piano, comme l’avait observé le médecin Adrien Proust _ le père de Marcel _ pouvait laisser conclure que le siège de la musique se situe dans l’hémisphère droit.

Ça n’est pas si simple, mais on a une connaissance plus affinée qui permet d’établir une « cartographie » cérébrale de l’activité musicale, explique ainsi Bernard Lechevalier. Le professeur émérite, à la fois neurologue et musicien _ organiste, il a été trente ans titulaire de la tribune de l’église Saint-Pierre de Caen _ renvoie notamment aux travaux d’Hervé Platel, qui anime les recherches dans ce domaine à l’université de Caen (1 et 2).

Bien que dense, l’échange entre Bernard Lechevalier et Clément Lebrun, le musicologue accompagnateur de cette « Route 68 », ne pouvait que survoler le sujet. On retient avant tout que la musique facilite le développement du cerveau. La fonction cérébrale d’un fœtus y réagit dès la 25e semaine. D’où l’intérêt de l’apprentissage musical chez les enfants.

« Cosa mentale »

Et contrairement à une idée, qui avait encore cours dans l’enseignement médical il y a une cinquantaine d’années, un cerveau n’est pas « fini » à l’âge adulte. Sa plasticité lui permet d’évoluer. La musique y participe. Cela ouvre des voies dans le traitement des maladies neurodégénératives.

Bon, tout cela ne nous dit pas pourquoi  certains sont plus doués que d’autres.  D’où vient ce « chant intérieur » du compositeur, qu’on a envie de rapprocher du mot de Léonard de Vinci s’agissant de la peinture : « è cosa mentale » (c’est chose mentale). Le talent n’est pas donné à tous. L’imagerie médicale peut le constater sans encore l’expliquer. Tant mieux sans doute. La créativité, l’émotion sont des domaines qui offrent à chacun sa part de liberté, comme musicien, mais aussi comme auditeur.

Le jeu du nom

Les quatuors de Haydn l’illustrent bien, qui, par delà leurs champs combinatoires à partir d’une simple mélodie, offrent une perception ouverte. Le jeu qui consiste à leur donner un nom montre la diversité des impressions ressenties… Mais tout un chacun se laisse porter par l’interprétation captivante du Quatuor Cambini que forment les attachants Julien Chauvin (premier violon), Karine Crocquenoy (2e violon), Pierre-Eric Nimylowicz (alto) et Atsushi Sakaï (violoncelle).

Les quatre courts mouvements du Quatuor opus 17 n°3 passent d’une douceur sereine à une allégresse ; puis d’une forme majestueuse à une sorte de marche en chœur qui se ferme sur un effleurement. Haydn avait dédié cette œuvre au violoniste Luigi Tomasini. Il lui fait la part belle, aujourd’hui par Julien Chauvin interposé, sans faire jouer « perso ». Au contraire.

L’opus 33 n°4 fait partie d’un groupe de six, qui a inspiré à Mozart ses « Quatuors dédiés à Haydn ». Il y a un côté dansant dans cette composition avec des parties syncopées dans le premier mouvement, alors que le second tient du pas chassé. Le « slow » du troisième s’appuie sur la rythmique du second violon et du violoncelle. Le dernier est comme sifflotant sur un thème récurrent qui se termine en pizzicati.

Final virtuose

Le concert s’achève sur l’Opus 76 n°1. Il  avait été tiré au sort lors du précédent rendez-vous. C’est une habitude de faire choisir au hasard une des œuvres du prochain programme. Au cours de cette soirée, c’est l’Opus 76 n°6 qui a été retenu. On restera dans la même gamme où Haydn déploie tout son art du quatuor. Dans ce n°1, les quatre partitions tissent un ensemble complexe, dont Beethoven a tiré les leçons. Elles se renvoient le thème puis évoluent à pas de loup. Dans le troisième mouvement, on retient en particulier le soutien apporté au premier violon par l’intervention des cordes pincées des trois autres instruments.

Et c’est un final virtuose qu’offrent les quatre musiciens. Tour à tour, chacun a sa plage d’expression. Une idée que reprendront les jazzmen.

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Concert donné le jeudi 25 avril  2019, au théâtre de Caen.

(1) Bernard Lechevalier est l’auteur du « Cerveau de Mozart ». Ed Odile Jacob (2003

(2) Ceux qui veulent approfondir la question peuvent consulter la plate-forme numérique Crain.Infos. On y trouve l’ouvrage « Le cerveau musicien » cosigné par Hervé Platel, Francis Eustache et Bernard Lechevalier. Ed de Boeck Supérieur (2010). On peut aussi visionner une conférence d’Hervé Platel diffusée sur internet en trois parties.

« Miranda », la noyée était en noir

e Miranda, seul personnage féminin de l’ultime pièce de Shakespeare, « La Tempête », la librettiste Cornelia Lynn et la metteure en scène Katie Mitchell ont tiré une libre adaptation contemporaine. Elles en ont fait un drame musical sur des partitions d’Henry Purcell sélectionnées par Raphaël Pichon pour son ensemble Pygmalion. « Miranda » est une œuvre intense.  Son effet de surprise bouscule l’ordre patriarcal comme une nécessité vitale. La distribution et l’orchestre sont au top.

Miranda (Kate Lindsey), la "noyée" vient régler ses comptes avec son père Prospero (Henry Waddington). Photo Pierre Grosbois.
Miranda (Kate Lindsey), la « noyée » vient régler ses comptes avec son père Prospero (Henry Waddington). Photo Pierre Grosbois.

Le théâtre et son double musical constituaient à l’époque de Purcell (1659-1695) un genre appelé semi-opéra. Katie Mitchell et Cornelia Lynn le reprennent à leur compte dans une création transposée dans l’Angleterre d’aujourd’hui. Elles ont élaboré une trame à partir de la personnalité de Miranda, la fille de Prospero dans l’œuvre de Shakespeare, dont elles imaginent un retour plusieurs années après la fin de la pièce.

Cette intrigue se calque sur un choix de musiques de Purcell. Raphaël Pichon a puisé notamment dans « The Tempest », évidemment inspirée du dramaturge élisabéthain; aussi dans « The Fairy Queen » et autres œuvres de scène du compositeur. S’y ajoutent quelques pièces vocales et instrumentales de Matthew Locke et aussi d’anonymes.

Commando

L’intérieur d’une chapelle moderne et dépouillée. Seuls quelques tableaux géométriques rompent la sobriété de béton. Un office funèbre se prépare. La défunte est Miranda. Partie en mer, on ne l’a pas revue. La thèse du suicide entretient les commentaires. D’emblée, la tension est palpable. Prospero est irritable. Anna, sa jeune épouse enceinte, en subit les conséquences. Anthony, le fils de la noyée, est mutique. Ferdinand, le mari, est décomposé par son brusque veuvage.

On s’avance vers une cérémonie dominée par le chagrin. Mais des signes menacent l’ordonnancement : des bruits de bousculade au dehors ; l’incursion d’une jeune femme qui veut s’emparer du portrait de la disparue. Soudain surgit une mariée, le visage masqué de noir sous le tulle. Elle brandit un pistolet. Elle n’est pas seule. L’accompagne quatre personnes, cagoules et vêtements sombres, tel un commando d’indépendantistes corses. Elles tiennent en otage l’assemblée, qui va devoir entendre la véritable histoire de Miranda.

On devine sous le voile la « noyée ». Elle a simulé sa disparition pour mettre Prospero  devant ses responsabilités d’un père mal aimant, indifférent au viol qu’elle a subi _ l’auteur semble bien être Caliban le serviteur de la maison _, un père enfin empressé d’imposer un mariage précoce. Il en faudrait plus pour ébranler le patriarche, au contraire d’un mari suppliant. L’espoir vient du jeune Anthony qui retrouve sa mère ; d’Anna aussi qui veut envisager l’avenir avec Prospero et leur enfant à naître. Mais ce sont de sombres desseins qui animent le père de Miranda. A la mesure des désillusions d’un temps qu’il a cru égoïstement heureux.

Féministe

La musique s’immisce somptueusement poignante tout au long de ce drame où le jeu théâtral superpose l’action présente et l’évocation du passé, où au noir du deuil se substitue le noir vengeur et, finalement, libérateur. Il témoigne d’une défense en quête d’un amour désespéré de la part d’une jeune femme qui n’a que le tort de susciter les regards masculins.

La création de « Miranda », il y a dix-huit mois à l’Opéra Comique, a divisé la critique parisienne. Le propos volontairement féministe de Katie Mitchell a indisposé certaines plumes. On peut s’en étonner devant la sincérité de la démarche, qui concerne tout le monde, dans un spectacle tenu de bout en bout. La voix de la mezzo Kate Lindsey offre à Miranda cette plainte rageuse de larmes bridées.

Katherine Watson, soprano, incarne une Anna touchante d’attention et d’embarras mêlés. Son « Alleluia », dont elle prend le relais d’un Anthony trop ému (belle prestation inspirée du jeune Arsène Augustin de la Maîtrise de Caen), est magnifique d’intensité. Romain Bockler est parfait en pasteur réconciliateur contrarié. Son rôle de Ferdinand est limité, mais le ténor Rupert Charlesworth dévoile un timbre remarquable de nuances. Henry Waddington a toute l’autorité d’un chef de famille, ébranlé au final.

Raphaël Pichon dirige un chœur et un orchestre au mieux de leur forme. Ils assurent  une concentration sans répit par des continuos et rythmes sans failles (les tambours de la procession funèbre) et des phrasés lumineux des cordes. Ce qui n’est pas un moindre exploit dans une atmosphère de demi-jour qui enveloppe ce semi-opéra.

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« Miranda », représentations données mardi 23 et mercredi 24 avril 2019 au théâtre de Caen.

Haydn, Mozart, Beethoven, tiercé gagnant


Le soleil généreux du jour de Pâques offrait une délicieuse soirée propice au concert, le deuxième de cette édition 2019 du festival deauvillais. L’affluence était sensiblement plus importante que la veille. Haydn, Mozart, Beethoven sont des valeurs sûres. Mais elles n’expliquent pas plus de remplir ou presque la salle Elie-de-Brignac que Schumann, Brahms ou Mendelssohn.

Les interprètes du Septuor de Beethoven, de gauche à droite; Julien Chauvin, Pierre-Eric Nimylowycz, Michele Zeoli, Victor Julien-Laferrière, Nicolas Chedmail, Javier Zafra, Toni Salar-Verdù. (Photo Claude Doaré).

Doit-on avancer que l’esprit de découverte n’anime pas tous les auditeurs du festival ? Le quatuor vocal L’Archipel est encore tout jeune, alors que les interprètes de cette soirée dominicale ne sont plus des inconnus des mélomanes. Le violoniste Julien Chauvin, le violoncelliste Victor Julien-Laferrière et même le claveciniste Justin Taylor ont déjà un « palmarès » imposant.

Le programme germanique, comme la veille, constitue un « classique » de la musique de chambre, dont Joseph Haydn est le précurseur. Julien Chauvin fréquente ses partitions depuis un bon moment et même intensément depuis bientôt trois ans. Le chef du Concert de la Loge s’est engagé avec son autre formation, le Cambini-Paris, à jouer l’intégrale des soixante-huit quatuors du compositeur.

Cette « Route 68 » a commencé en novembre 2016. Elle est accueillie régulièrement au théâtre de Caen, à raison de trois concerts et neuf interprétations par saison. Cela nous entraîne à l’horizon 2024. Le prochain rendez-vous est dès ce jeudi 25 avril. Entretemps, Julien Chauvin aura pris le temps de se rendre à Saint-Etienne, où il dirige la production de « Cendrillon » de Nicolas Isouard.

Mais revenons à « Papa Haydn », qui inaugure un pianoforte en cette année 1788. Il écrit une série de trios pour cet instrument nouveau. Celui utilisé pour ce concert lui ressemble probablement. Il a gardé la forme d’un clavecin mais sonne bien sûr différemment avec ses cordes frappées et non plus « pincées ». Il s’en dégage une sonorité délicate, presqu’enfantine sous les doigts fulgurants de Justin Taylor.

Le jeune pianiste a déjà travaillé avec Julien Chauvin, notamment pour des Sonates de Mozart et Beethoven. Le violoncelle de Victor Julien-Laferrière s’adjoint subtilement aux deux autres instruments pour une interprétation aux nuances chantantes du Trio n°26 en do mineur.

Le Quatuor n°2 pour piano et cordes en mi bémol majeur de Mozart précède de deux ans le Trio de Haydn. Mais le protégé du prince Esterhazy a déjà fait du quatuor une forme musicale bien élaborée. Dans l’œuvre de son benjamin, l’alto y a bien sa place _ ici joué par Pierre-Eric Nimylowycz, membre du Cambini-Paris _  mais pas de deuxième violon. Le quatrième instrument est le piano. On se rapproche ainsi d’un mini-concerto. Au fil des trois mouvements, s’engage une conversation, d’où le pianoforte s’échappe comme dans une réflexion à voix haute pour revenir à un dialogue serein et jovial. Le piano s’éclipse pour la dernière œuvre du programme. Pour son Septuor opus  20, Beethoven convoque la famille des cordes, que rejoint le contrebassiste Michele Zeoli, et trois vents _ clarinette, basson, cor.

L’infatigable Julien Chauvin est toujours à la manœuvre pour ce septuor né avec le XIXe siècle. C’est toujours de la musique de chambre, mais on s’approche aussi de la symphonie. L’intervention de la clarinette de Toni Salar-Verdù, du basson de Javier Safra et surtout du cor de Nicolas Chedmail, donne une atmosphère de kiosque d’une station thermale d’Europe centrale. Avec ce pétillant final revigorant chaleureusement salué.

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Concert donné le dimanche 21 avril 2019, salle Elie-de-Brignac, à Deauville.

Oceano Vox à Deauville

Avec le jeune quatuor vocal L’Archipel, le Festival de Pâques de Deauville a offert à la voix d’ouvrir sa 23e édition. Tout comme, il la chargera d’en faire la clôture par les soins de la Chapelle Harmonique pour La Passion selon Saint Jean de Bach. Entretemps, il y aura aussi Ambroisine Bré dans un programme de chansons de Ravel et Chausson. La révélation de jeunes talents est dans l’esprit même de ce rendez-vous deauvillais. Cette première soirée n’y a pas manqué.

Mariamielle Lamagat, Adèle Charvet, Mathys Lagier, Edwin Fardini; en arrière plan: Guillaume Bellom et Ismaël Margain; (Photo Claude Doaré).
Mariamielle Lamagat, Adèle Charvet, Mathys Lagier, Edwin Fardini; en arrière plan: Guillaume Bellom et Ismaël Margain; (Photo Claude Doaré).

On connaît déjà Adèle Charvet. Oh, ça n’est pas bien vieux. Il y a un an, dans cette même salle Elie-de-Brignac, la mezzo-soprano avait frappé les esprits par sa présence scénique, un timbre chaleureux quasi envoûtant. C’était dans un récital Copland-Barber avec le Quatuor Hermès et dans des lieder d’Alban Berg. Elle ne cesse depuis de confirmer cette heureuse impression. Avec elle et trois autres jeunes chanteuse et chanteurs s’est constitué avec un quatuor. Il répond au nom de L’Archipel, dont on mesure la dimension métaphorique.

La soprano Mariamielle Lamagat et le baryton Edwin Fardini finissent tout juste leur formation supérieure au Conservatoire de Paris, mais déjà l’un et l’autre comptent un palmarès flatteur et une expérience de la scène. Passé par les ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon et le chœur Accentus de Laurence Equilbey, le ténor Mathys Lagier bénéficie d’une pratique de concerts et d’opéras, construite sur un apprentissage précoce.

Tous les quatre se retrouvent dans cette merveilleuse pépinière qu’est la Fondation Singer-Polignac. Le Festival de Pâques et l’Août musical en sont les échos réguliers et attendus. L’Archipel entend explorer un large éventail du répertoire vocal incluant le jazz et le gospel. Mais là, pour l’une de ses premières sorties en public, il se concentre sur un programme allemand pur XIXe, exception faite du compositeur français Florent Schmitt et de ses « Chansons à quatre voix » (1903).

Des pages « so romantic » donc. Avec, sans aller jusqu’aux « orages désirés » de Chateaubriand, toute une palette de sentiments portés par des voix combinatoires : souple et délicate chez Mariamielle Lamagat ; affirmée et sensuelle chez Adèle Charvet ; nette et chaleureuse chez Mathys Lagier ; puissante et troublante chez Edwin Fardini. Les « Spanische Liebeslieder » (chants d’amour espagnols) de Robert Schumann en donnent la tonalité. Y répondent en deuxième partie les « Neue Liebenslieder Walzer » de Johannes Brahms. Le rapprochement s’impose quand on sait la grande estime réciproque des deux compositeurs, en dépit d’une génération d’écart.

La complicité quasi gémellaire des deux pianistes habitués des lieux, Guillaume Bellom et Ismaël Margain, ajoute à la cohérence de ce récital au partage équilibré des voix, avec toutefois des réserves sur les chansons de Schmitt. Les textes de Musset étaient difficilement compréhensibles dans cet élan vocal, dominé par le grave. On ne captait pas la fantaisie annoncée. Mais, on retient parmi des moments forts les duos entre la soprano et la mezzo, en particulier les « Drei Duette » de Brahms et le « Ich und du » (moi et toi) de Peter Cornelius.  Et c’est aussi sur un magnifique final des « Liebeslieder » de Brahms que se conclut ce concert d’ouverture.

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Concert donné le samedi 20 avril 2019 à la salle Elie-de-Brignac, à Deauville. Il a été retransmis en direct sur les ondes de France Musique dans l’émission d’Odile Sambe de Ricaud. Il est possible de l’écouter ou le réécouter sur le site de la station. Rappelons que tous les concerts des différentes éditions du festival de Pâques et de l’Août musical sont aussi accessibles gratuitement à l’écoute sur music.aquarelle. i

« Un instant », magie à remonter le temps


Après avoir affronté avec succès « Les Frères Karamazov », le roman-fleuve de Dostoïevski, Jean Bellorini revient à Caen avec un autre exploit : porter au théâtre l’écriture de Marcel Proust. Certes, il ne s’agit que des premières pages de « La recherche du temps perdu », où l’auteur évoque la mort de sa grand-mère. Placée en regard des propres souvenirs de la comédienne Hélène Patarot, rescapée des « boat people », l’introspection proustienne est partagée avec le comédien Camille de la Guillonière. Le spectacle offre une réflexion poignante et pénétrante sur la disparition d’un être cher.

Hélène Patarot et Camille de la Guillonnière, les deux comédiens de « Un Instant ». (photo Pascal Victor/ArtComPress)

La chance sourit aux audacieux, dit-on. Jean Bellorini est de ces metteurs en scène qui osent. Avec discernement. Une fois de plus, le directeur du Théâtre Gérard-Philipe, à Saint-Denis, convainc. Comme il avait pu le faire avec « La Bonne Âme du Se-Tchouan » de Bertold Brecht, puis « Karamazov », accueillis au théâtre de Caen, respectivement en janvier 2015 et en décembre 2016. C’est lui aussi, qui a réalisé la mise en scène de l’opéra « Rodelinda » par le Concert d’Astrée d’Emmanuelle Haïm, vu en début de cette saison 2018-2019.

Franchement, on pensait le monument de la littérature qu’est « La Recherche » réservé à la lecture seule, voire en public _ comme cela a pu se faire avec une certaine réussite. Le style de Proust avec ses longues phrases serpentant jusqu’au plus profond des impressions et des sentiments humains ne laissait pas imaginer une adaptation théâtrale. Jean Bellorini démontre le contraire.

Chaises et cube

« Un instant », le titre du spectacle signifie que loin de s’étendre sur les 3 000 pages du volume, le metteur en scène s’attache aux premières feuilles. L’évocation des années d’enfance, concentrées là sur l’aïeule de l’écrivain, est suffisamment dense pour une mise en scène. On y retrouve la patte de deux complices de Jean Bellorini, le comédien Camille de la Guillonnière, et Macha Makeïeff qui signe les costumes et le décor.

Un décor à l’univers onirique. (Photo Pascal Victor/ArtComPress)

D’abord en sourdine, la voix de Léo Ferré monte progressivement. « Avec le temps… » Dans le clair-obscur d’un espace qui tient du hangar ou d’une église désaffectée, tout un amoncellement de chaises, qui en en fond de scène monte jusqu’aux cintres. Côté jardin, une verrière ; côté cour, en suspension une pièce cubique accessible par une échelle. Eclairée et tapissée de rouge, elle représente la salle ou se réfugiait Marcel Proust, enfant. Tout cela crée commun univers onirique, un siège des souvenirs, dont l’enchevêtrement des chaises vides (symboles des disparus ?) pourrait bien s’assimiler aux circuits des neurones activés par l’exercice mémoriel.

Nem et madeleine

C’est bien à quoi s’est attaché Jean Bellorini en invitant Hélène Patarot à se plonger dans sa propre enfance et à l’évocation de  sa propre grand-mère. La comédienne, d’origine vietnamienne, est arrivée en France, à l’âge de trois ans, parmi les réfugiés des « boat people ». Le nem est à l’actrice ce que la madeleine est à Marcel Proust. Là, ce n’est pas la mémoire olfactive et gustative du petit gâteau bombé et rainuré qui déclenche la démarche introspective de l’écrivain. Mais le seul fait de se pencher pour ajuster le bouton d’une bottine. D’un seul coup, l’auteur est envahi par la prise de conscience que sa grand-mère chérie n’est plus.

Le récit personnel d’Hélène Patarot, au cours d’un échange avec Camille de la Guillonnière, donne une atmosphère durasienne à cette introduction. Puis, la langue de Proust monte comme une marée. Excellemment portée par les voix des deux comédiens, elle envahit le plateau et offre, par cette magie inégalable des mots, une communion d’émois et de sensations. Elle touche au cœur et mouille les yeux. Les interventions musicales de Sébastien Trouvé, guitare en direct et (ou) bande enregistrée, s’intègrent subtilement dans ce climat quasi hypnotique où, comme Proust, on se prend à « vouloir convaincre les sceptiques que la mort est une maladie dont on revient »…

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« Un instant », représentations donnée au théâtre de Caen, mardi 26 et mercredi 27 mars 2019.

Avec La Loge, comme au salon

Julien Chauvin et son orchestre Le Concert de la Loge ont entraîné le public du théâtre de Caen dans un voyage dans le temps. Son programme « Un soir, aux Tuileries » s’est inspiré de ce que préconisait la formation, dont il a repris le nom. A l’exception de l’adjectif initial, « Olympique » devenu chasse gardée d’un certain comité sportif (1). Ce Concert de la Loge, version XVIIIe siècle, a « révolutionné » la formule des auditions, en mêlant musique symphonique, airs d’opéra, musique de chambre. Tout cela crée une proximité, proche d’un salon entre amis.

Les musiciennes et musiciens du Concert de La Loge. (Photo Franck Juery).

Créé en 1783 par le comte d’Ogny, le Concert de la Loge Olympique compte parmi les meilleurs orchestres d’Europe. Il est fort de 65 musiciens, parmi lesquels aussi bien des professionnels que des amateurs, des compositeurs et des éditeurs. Mais tous d’un niveau, à partir duquel vont se formaliser et s’unifier les méthodes d’enseignement adoptées par le premier conservatoire de musique, celui de Paris.

Ces précisions historiques sont apportées par Julien Chauvin. Il intervient ainsi au cours du programme, troquant son violon contre un micro. Et d’abord pour parler de Joseph Haydn, le compositeur star en ce dernier tiers du XVIIIe siècle. Non le Haydn des quatuors, dont Julien Chauvin et son quatuor Cambini-Paris se sont engagés à jouer l’intégrale, ici même à Caen ; mais le Haydn des symphonies.

Un petit nom à trouver

Parmi celles-ci, il en est six, qui répondent à une commande de la Loge Olympique. On les appelle « Les Parisiennes », avec cette particularité qu’on leur a donné un petit nom. « La Reine », « La Poule », « L’Ours » ont été ainsi enregistrées par la formation de Julien Chauvin. Le but est d’en graver l’intégrale. La Symphonie n°87 est la prochaine sur les rangs. Mais, elle n’a pas d’autre appellation. Un appel aux idées est lancé dans la salle, relayé sur le site internet de La Loge.

Les quatre mouvements de cette symphonie sont répartis sur le programme de la soirée, de quoi relancer les méninges. Le « Vivace » qui ouvre et cette 87e et le concert a de quoi stimuler les imaginations. Il est pétillant, contraste de sonorités avec une rythmique régulièrement relancée par une partie des pupitres des cordes. Les deux derniers mouvements qui clôtureront la soirée confirmeront la qualité d’ensemble guidé par l’archet de Julien Chauvin.

Comme au jazz

L’orchestre enchaîne ensuite avec deux mouvements de la 4e Symphonie concertante de François Devienne (1759-1803). Flûte, hautbois, basson et cor vont ainsi tenir à tour de rôle (puis ensemble) une place de soliste. Comme dans les concerts de jazz, où le public a coutume d’applaudir les passages en solo. Cela se faisait aussi au XVIIIe siècle, précise Julien Chauvin. Il y a un moment propice pour cela dans le deuxième mouvement.

Après un instant de flottement, on a visé juste ! Avec ce sentiment de surprise d’avoir enfreint une règle bien établie depuis. On en connaît qui, en d’autres circonstances, se serait retourné avec un regard furieux…  C’est une autre règle qu’ont contournée Antonio Sacchini (1730-1786) et Jean-Baptiste Lemoyne (1751-1796) en adaptant en opéra les tragédies respectivement du « Cid » et de « Phèdre ».

La voix de Sophie Karthäuser

C’était là empiéter sur les plates-bandes de la Comédie Française, jalouse de son répertoire. On ne sait comment ces compositeurs ont rusé. Mais le résultat est là, avec deux échantillons chantés (2) par la souriante Sophie Karthäuser. La soprano belge s’est déjà produite à Caen avec l’ensemble Correspondances de Sébastien Daucé dans un programme Michel de Lalande. C’était en 2016.

Sophie Karthäuser (Photo Molina Visuals).

Sa tessiture mozartienne lui sied bien dans  ce programme qui fit la réputation d’Antoinette de Saint-Huberty, la cantatrice en vogue à l’époque. Glück (« Fortune ennemie », air tiré d’ « Orphée et Eurydice ») ; Vogel (Âge d’or Ô bel âge » du « Démophon ») ; Grétry (« Ô sort par tes noires fureurs » des « Mariages Samnites ») complètent ce panorama vocal empli de sentiments poignants et (ou) orageux. Il est servi par une voix précise et expressive.

Il n’était pas rare, indique Julien Chauvin, que l’on joue deux à trois un air qui plaisait bien avant d’enchaîner la suite de l’œuvre. Aujourd’hui, on préfère la tradition du bis. Elle vaut à nouveau d’entendre « Il va venir, c’est Phèdre qui l’attend » de Lemoyne par la voix de Sophie Karthäuser. Une pépite qui conclut ce concert chaleureux, à l’image de cette formation attachante et complice.

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(1) En créant son ensemble orchestral, en 1975, Julien Chauvin avait repris le nom complet de cette formation de 1783. Cela lui a attiré les foudres du Comité olympique français, qui n’a pas été très fair-play en la matière et obtenu que le terme « olympique » soit retiré à La Loge.

(2) Le Concert de la Loge a joué les deux opéras : « Chimène ou Le Cid » d’Antonio  Sacchini, dans une mise en scène de Sandrine Anglade ; « Phèdre » de Jean-Baptiste Lemoyne, dans une mise en scène de Marc Paquien.

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« Un soir d’opéra aux Tuileries », concert donné jeudi 14 mars 2019, au théâtre de Caen, par Le Concert de la Loge.

« Heptaméron, histoires d’amour à mort


Même si son nom a été attribué à un lycée d’Alençon (1), Marguerite de Navarre (1492-1549) demeure une écrivaine méconnue. Son frère cadet, François 1er, lui fait toujours de l’ombre. Le politique l’emporte sur la femme de lettres. En amoureux de la langue française Benjamin Lazar remet en perspective la place de celle qui fut la protectrice de Rabelais. Avec le concours de la compagnie des « Cris de Paris », le metteur en scène jette des ponts entre les récits de son « Heptaméron » et les chants de la Renaissance italienne, à l’aube de l’opéra.

(Photo Simon Gosselin).

Avec Benjamin Lazar, on n’est jamais à bout de nos surprises. S’il s’intéresse à Marguerite de Navarre, c’est parce que la « dixième Muse », comme on l’a dénommée en son temps, a laissé une grande œuvre poétique et théâtrale, qu’expédia pourtant en quelques lignes le Lagarde et Michard des lycéens « babyboomers ». Or, on lui doit une langue aussi nette que raffinée qui pose les jalons du classicisme français (2).

« L’Heptaméron » se calque sur le modèle de dix fois dix nouvelles du « Décameron » de Giovanni Boccacio (1313-1375),  sauf que Marguerite de Navarre, rattrapée par la mort, n’a pu dépasser les 71 récits en sept chapitres. L’ouvrage prend prétexte de pluies diluviennes qui contraignent un groupe d’hommes et de femmes à rester confinés dans une abbaye. Pour se distraire, entre deux offices religieux, chacun y va de son histoire.

Sept nouvelles jalonnent le spectacle « Heptaméron, récits de la chambre obscure », cinq sont de Marguerite de Navarre, une est issue de l’œuvre de Boccace, la septième est adaptée de « Vies des dames illustres » de Brantôme (1537-1614). Une scène en pente, percée de trappes ; en fond, un rideau translucide et ondulé ; côté cour, une double échelle ; côté jardin, accrochés à un portant, plusieurs instruments de musique : le décor est conçu comme une métaphore de l’imaginaire (la camera obscura des peintres), aiguillonné aussi bien par des fictions que par des situations oniriques, dont on sait qu’elles peuvent abolir les frontières du temps et de l’espace.

Des mots et des chants. (Photo Simon Gosselin)

Le silence de l’introduction est rompu par le bruit des pas de jeunes gens, tels des étudiants. Ils disposent sur la scène des feuilles de papier, textes et partitions ( ?), tandis qu’un écran diffuse des images de fortes intempéries. Cheveux longs bouclés, jean et chemise de bûcheron ceinte autour de la taille, une comédienne (Fanny Blondeau) évoque avec les mots de Marguerite de Navarre le sort tragique d’une muletière qui refusa de céder aux assauts d’un valet.

A voix nues

Ce conte en ouvre d’autres. D’amours véritables, eux, mais contrariés sinon punis. On ne plaisante pas avec l’ordre social, surtout si c’est une femme qui le transgresse. A la beauté du style, Marguerite de Navarre offre une réflexion que ne manqueraient de se saisir les féministes d’aujourd’hui. En contrepoint de ces récits, Geoffroy Jourdain, directeur musical des Cris de Paris, a sélectionné des madrigaux de compositeurs italiens (Monteverdi, Rossi, Gesulado…). Les guerres d’Italie (victoire à Marignan, 1515 ; défaite à Pavie, dix ans plus tard) ont aussi contribué à développer le mouvement de la Renaissance italienne en France.

Des récits aux fins tragiques… avec en échos des madrigaux superbement chantés par les interprètes des Cris de Paris. Photo Simon Gosselin).

Ces madrigaux sont autant de plaintes portés à voix nues par huit chanteuses et chanteurs dans un équilibre de timbres finement soupesé. Et si on a tendance à retenir les voix de soprano _ mention quand même à Michiko Takahashi _, il faut saluer l’excellence du baryton-basse Virgile Ancely qui apporte une ligne grave magnifique. Le chanteur faisait partie de la distribution de l’ « Orfeo » de Rossi par l’Ensemble Pygmalion, vu au théâtre de Caen, il y a deux ans.

Entre veille et sommeil

Cette alternance de contes et de chants est bousculée par les interventions singulières de Geoffrey Carey. Silhouette longiligne, allure de professeur distrait, il raconte des histoires à dormir debout, de celles qui, entre veille et sommeil, vous transportent dans un monde loufoque. Ainsi d’un canard, ou plutôt d’une canne, dont son personnage est tombé amoureux ; ou de la façon d’attraper des lézards avec un miroir. Il parle même de salamandre. On n’y voit pas un hasard. C’était l’emblème de François 1er.

Geoffrey Carey et Fanny Blondeau, les conteurs (Photo Simon Gosselin).

La chambre obscure, par analogie à la pièce réservée au repos nocturne, invite au rêve. L’atmosphère créée par la mise en scène de Benjamin Lazar y contribue avec notamment des intermèdes dans une langue aussi étrangère qu’étrange. Par delà les fins dramatiques des contes _ les histoires d’amour finissent mal en général, dit la chanson _, il y a entre les mots de Marguerite de Navarre et la poésie des madrigaux une musicalité qui fonde à la fois l’originalité et la réussite de ce spectacle.

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  • (1) Marguerite de Navarre fut en premières noces l’épouse de Charles IV, duc d’Alençon.
  • (2) L’édit de Villers-Côterets (1539) a fait du français la langue officielle du royaume.

« Heptaméron, récits de la chambre obscure » par le Théâtre de l’Incrédule et Les Cris de Paris, spectacle donné mardi 12 et mercredi 13 mars 2019, au théâtre de Caen. « ,newColor: »n

Brahms, l’émotion au bout des doigts

En associant un piano à un trio à cordes, Johannes Brahms a composé trois merveilleux quatuors, inscrits au Panthéon de la musique de chambre. L’intégrale de ces chefs d’œuvre a été interprétée au théâtre de Caen par des solistes de haut niveau, le pianiste Jean-François Heisser ; l’altiste Miguel Da Silva ; le violoncelliste Christophe Coin ; et, benjamin de cette bande des quatre, le violoniste Pierre Fouchenneret. Près de deux heures et demie de musique pure saluées au final par des salves d’applaudissements.

C’est la rencontre de la maturité et de la jeunesse. Jean-François Heisser a un parcours riche d’expériences, tant comme pianiste, chef d’orchestre ou pédagogue. Miguel Da Silva est un des fondateurs du prestigieux Quatuor Isaÿe. On ne présente plus à Caen l’enfant du pays Christophe Coin à la belle carrière de gambiste et de chef d’orchestre également. Pierre Fouchenneret s’intègre parfaitement dans cette équipe d’aînés.

Pour qui suivent le Festival de Pâques de Deauville, pépinière de jeunes talents sur laquelle veille son directeur Yves Petit de Voize, le violoniste n’est plus un inconnu. On a pu y admirer depuis  plusieurs années la finesse et la subtilité de son jeu. Les cheveux moussus toujours un peu fous et, cette fois, une barbe de loup de mer, l’artiste se distingue aussi par des audaces toujours maîtrisées.

Un répertoire affûté

Chambriste affirmé, Pierre Fouchenneret est déjà un bon connaisseur de la musique de Brahms. Avec ses amis du festival deauvillais et de son ancrage parisien qu’est  la Fondation Singer-Polignac, le violoniste a enregistré l’an dernier ces quatuors de Brahms. Avec, à ses côtés, l’altiste Lise Berthaud, le violoncelliste François Salque, et le pianiste Eric Le Sage. Le cédé est paru chez B. Records, le label du Festival de Pâques de Deauville.

Ce disque fait partie d’un projet plus vaste qui est d’aborder toute la musique de chambre de Brahms, en concerts publics enregistrés. D’autres musiciens de leurs générations y sont associés, sous l’égide de la Belle Saison, un réseau d’une vingtaine de théâtres et salles de concert en France, dont le Trident, à Cherbourg.

Jeux de phrases musicales

On ne s’étonne pas Jean-François Heisser, Christophe Coin et Miguel Da Silva aient pu accueillir Pierre Fouchenneret parmi eux. Une connivence qui commence par un sourire. Au moment de s’installer sur scène, le violoncelliste s’aperçoit qu’il a oublié ses lunettes dans sa loge. Le temps qu’il revienne, Miguel Da Silva lui prend son instrument pour jouer quelques mesures d’une sonate de Bach ; puis propose son alto au pianiste qui refuse prudemment…

Le ton est donné. Mais le port léonin et imperturbable de Jean-François Heisser ramène aussi au cœur du sujet : Brahms. Ils sont interprétés dans leur ordre inverse de leur chronologie. Les deux premiers sont en fait de la même année, 1861 ; le n°1 opus 25 a été créé avec Clara Schumann au piano. On retient du troisième, l’opus 60, ébauché semble-t-il en 1856 pour n’être définitif qu’en 1875, l’expression d’un amour inaccessible. Celui que Brahms éprouvait pour l’épouse de son ami compositeur Robert Schumann.

C’est peut être aussi des trois quatuors le plus méconnu. Mais par delà ces sentiments romantiques, la musique de Brahms saisit toujours par ces jeux de phrases musicales que s’échangent ou se répondent en écho les instruments. Il y a là une construction fascinante, que mettent en place les interprètes avec des accompagnements et (ou) des passages de relais d’une précision redoutable. Un sourire, un mouvement des yeux, un hochement de tête assurent cette complicité.

Le résultat est somptueux de couleurs, de nuances, de volumes orchestraux parfois. Avec des sonorités qui restent dans la tête dont, bien sûr, le motif du dernier mouvement du quatuor n°1, qui conclut le concert. Ce Rondo à la Zingarese, pétri de danses slaves, est un bijou, dont chaque instrument révèle les facettes, en particulier le piano et le violon rivalisant de virtuosité. Une bouffée jubilatoire au terme de ces palettes d’émotion révélées du bout des doigts.

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Concert donné le samedi 9 mars 2019, au théâtre de Caen.