« Œdipe roi », attention les dieux

Avec « Œdipe roi », Éric Lacascade remonte aux sources du théâtre. Vieille de près de 2 500 ans, la tragédie de Sophocle continue de « parler » sur les rapports de puissance _ ici entre les dieux et hommes _ et leurs conséquences sur la vie de la cité. Œdipe en concentre toute l’électricité, à la fois paratonnerre et fusible, en fils d’un destin, dont il se croyait préservé. La mise en scène sobre et l’excellence de comédiens ajoutent à la valeur des mots du dramaturge grec. Une interprétation saisissante, au théâtre de Caen.

Christophe Grégoire incarne le rôle titre de la pièce de Sophocle. Ici au paroxysme du drame, quand, Œdipe, roi déchu, s’est crevé les yeux, paria condamné à l’exil avec ses filles, Antigone et Ismène  (Photo Frédéric Iovino).

Depuis « Les Bas-Fonds » de Gorki, il y a six ans, Éric Lacascade n’avait pas eu l’occasion de revenir à Caen. Après des résidences à Vilnius (Lituanie) et en Chine, l’ancien directeur du Centre dramatique de Normandie s’est penché sur théâtre de Sophocle, en particulier sur « Œdipe roi ». De cette pièce pas si fréquemment montée sur les planches, il a mis en concurrence plusieurs traductions. Il ne démentirait sans doute pas la formule de Rabelais, avec sa « substantifique moelle » pour qualifier ce travail.

Dans la salle, au bord de la scène, l’attention se porte sur un couple. Elle, c’est Leslie Bernard, elle partage le rôle du chœur avec Alexandre Alberts. Au micro, elle fait l’annonce rituelle à l’adresse du public : téléphones éteints, pas de photo, pas de vidéo. Son voisin enchaîne, c’est Œdipe (Christophe Grégoire). Long manteau, verbe persuasif, il se dit à l’écoute du peuple de Thèbes, victime d’une épidémie de peste et suppliant d’y remédier.

Souillure et malédiction

En l’espace de quelques instants, le spectateur se trouve au cœur d’une intrigue policière. Œdipe doit sa réputation et son titre pour avoir su résoudre les énigmes du Sphynx. Il mène l’enquête, car on cherche un coupable. Apollon, à l’origine de l’épidémie a donné une piste. Il a parlé d’une souillure, celle du meurtre impuni du roi Laïos, dont la veuve, Jocaste, est devenue l’épouse d’Œdipe. Cette souillure est comme un péché originel qui plane sur Delphes.

A ce moment-là, Œdipe est loin d’imaginer que ces investigations vont lui être fatales. La malédiction selon laquelle il tuerait son père et épouserait sa mère le poursuit. Mais Il se tient volontairement éloigné de Corinthe, où réside le roi Polybe. Précaution inutile. Polybe est un père adoptif. Au fil des recherches qu’Œdipe conduit, la vérité éclate sur sa naissance, puis il se découvre parricide et incestueux. Il a, sans le savoir, tué son vrai père et épousé sa mère, dont il a eu des enfants. Situation intenable.

Grands moments d’interprétation

Un clair-obscur domine sur la scène. Le décor sombre _ une colonne, un dispositif murets bas séparés par des portillons _ tient de l’agora, du temple et du tribunal. Toute la pièce s’apparente à un procès captivant, avec, à terme, ce coup de théâtre qui fait du magistrat instructeur un suspect, puis un coupable. La mise en scène est toute tendue par la force des mots, qui distillent, dépouillés d’emphase, les révélations. On salue l’esprit de troupe qui anime les l’ensemble. Éric Lacascade a ses acteurs fétiches. La scénographie, les lumières et les costumes s’inscrivent parfaitement dans une sobriété maîtrisée.

Ce sont autant de grands moments : Œdipe qui ne veut pas entendre le devin aveugle Tirésias (Alain d’Haeyer) ; sa confrontation violente avec son beau-frère Créon (Jérôme Bidaux), qu’il accuse de complot ; les supplications de Joraste (Karelle Prugnaud) à cesser de chercher plus loin. Elle pressent la catastrophe depuis qu’un messager (Christelle Legroux), venu de Corinthe annoncer la mort de Polybe, a précisé que le souverain avait adopté Œdipe, enfant. Version confirmée par un vieux berger de Laïos (Otomo de Manuel). Jocaste lui avait confié la mission de le faire disparaître…

Laïos pensait ainsi échapper à la damnation d’être frappé à mort par son propre fils. Rien n’y aura fait. Tout s’écroule. Jocaste se suicide. Œdipe se crève les yeux pour fuir la réalité de la vérité. Il est la victime expiatoire, paria condamné à l’exil. Comme ses filles (et demi sœurs) Antigone et Ismène, les laissées pour compte de ce drame absolu traversé par la politique et le poids des croyances. Des notes sourdes accompagnent cet épilogue. Elles sonnent les coups de la fatalité.

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Représentations données les jeudi 30 novembre et jeudi 1er décembre 2023, au théâtre de Caen.

La création a eu lieu à l’occasion du Printemps des comédiens de Montpellier, en juin 2022.

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