« Franchir la nuit »: les flots migratoires

Avec « Franchir la nuit », Rachid Ouramdane propose une vision poétique et sensible du déracinement que vivent les migrants. Premiers touchés par ces épisodes tragiques, les enfants. L’artiste, codirecteur du centre chorégraphique de Grenoble, fait participer des adolescents à chaque étape de la tournée de son spectacle. A Caen, ce sont des élèves du collège Guillaume-de-Normandie qui se sont retrouvés sur scène associés aux quatre danseuses et danseurs de la compagnie. La présence constante de l’eau concoure à une évocation émouvante.

(Photo Philippe Delval)

 

En fond de scène, des milliers de gouttelettes sont projetées sur un grand écran. N’était ce mouvement, on les assimilerait aux étoiles de la voie lactée. Celle que loin de toute pollution lumineuse, on peut admirer. En plein désert, par exemple. C’est sous ce ciel, peut être, qu’ils ont rêvé d’un autre monde. Ils et elles ont franchi depuis maints obstacles, connu la peur, l’angoisse, la faim et la soif, avant de passer sur l’autre rive de cette Méditerranée assimilée à tant de civilisations et de mythologies.

Leurs prénoms, pour la plupart, dévoilent leurs origines sahéliennes, africaines, moyen-orientales. Ils sont scolarisés au collège GuilIaume-de-Normandie et se familiarisent avec la langue française. Il fallait la douceur de Rachid Ouramdane, sans doute, pour métamorphoser ces douleurs de l’exil en un spectacle tout à la fois pudique et puissant.

Il se présente comme une succession de tableaux allégoriques sous des lumières entre chien et loup. Le plateau est envahi par un tapis aquatique secoué de vaguelettes. C’est la plage d’un départ incertain tout autant que celle d’une arrivée hasardeuse. La danse évolue entre ces deux pôles. Où l’on voit un des interprètes simulant une course sans fin puis de se trouver à l’épicentre d’une rosace que forment progressivement en tournant les adolescents et les trois autres danseuses et danseur de la compagnie. On pourrait y voir une roue de la fortune ou de l’infortune qui se joue des destins.

L’eau n’est pas seulement accessoire mais aussi élément constitutif du spectacle. On imagine les tempêtes quand, sous le coup de mouvements répétitifs, se dressent les éclaboussures ou quand, par un brusque lever de tête, une des danseuses dessine de ses cheveux longs un arc de pluie. En touchant la terre espérée, la loterie agit encore. Repoussé ou sauvé, à moins que les secours n’aient plus que des fantômes à recueillir.

Des séquences vidéo saisissantes et un choix musical pertinent complètent la perception de « Franchir la nuit ». La musique pop est étroitement associée aux évolutions par l’excellente voix de Deborah Dennie-Bisson, qui se prête bien aux ballades anglo-saxonnes. L’artiste australienne installée à Caen s’accompagne au piano. « Heroes » de David Bowie (« I will be king, any will be queen », je veux être roi et toi tu veux être reine) traduit cette part d’espérance par delà les barrières.

Son interprétation de « Knockin’on the heaven’door » à la porte du paradis) de Bob Dylan, rythmée par un danseur battant l’eau de ses mains, tient du sentiment fiévreux. Il faut bien une planche de salut. Elle se traduit par un ultime ballet où tous, adolescents et adultes, se réunissent autour d’un geste fraternel sur une composition de Deborah Dennie-Bisson. « Take my hand » (Prends ma main), chante la musicienne.

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« Franchir la nuit », au théâtre de Caen, jeudi 9 et vendredi 10 janvier 2020.

 

 

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