« Un mois à la campagne », l’amour en fuite

Pensionnaire de la Comédie Française, Clément Hervieu-Léger s’échappe parfois de la maison de Molière pour monter des spectacles avec sa Compagnie des Petits Champs, installée dans l’Eure. Sa mise en scène de la pièce la plus célèbre d’Ivan Tourgueniev (1818-1883), « Un mois à la campagne » est un bijou de finesse et d’intelligence. Elle est excellement servie par une distribution sans faille. Confrontation de sentiments à l’issue désenchantée, l’œuvre annonce Tchekhov. C’était au théâtre de Caen.

À quatre semaines d’intervalle, le théâtre russe prend place sur la scène caennaise. Après « Un mois à la campagne », c’est « L’orage » d’Alexandre Ostrovski, un contemporain de Tourgueniev, qui est attendu dans une mise en scène de Denis Podalydès. Précision utile, ce n’est pas le moment de bannir les auteurs ou compositeurs russes à cause de l’agression révoltante dont est victime l’Ukraine.

Tourgueniev ne fait certainement pas partie des auteurs de prédilection d’un Poutine, maître en falsification de l’histoire _ il était à bonne école au KGB. L’écrivain et dramaturge appartient à ces esprits éclairés, que ne voyait déjà pas du tout d’un bon œil le tsar Nicolas 1er. « Européen errant », Tourgueniev s’inscrit dans un courant humaniste qui se joue des frontières et des impérialismes.

« Un mois à la campagne » renvoie à l’intime, à ces microcosmes sociaux à portée universelle et toujours moderne. En cela, la traduction de Michel Vinaver, auteur « au carrefour de l’âme russe et du goût français », comme le qualifie avec pertinence Clément Hervieu-Léger, a eu un effet déclencheur pour le metteur en scène.

Natalia Petrovna s’ennuie dans la résidence d’été. L’arrivée d’Alexei, jeune précepteur appelé pour s’occuper de son fils, le petit Kolia, va bouleverser tout l’ordonnancement de la maisonnée. L’incompréhension saisit Natalia devant le sentiment que lui suscite la seule présence d’Alexei. Jamais, elle n’a ressenti une telle émotion. La passion, non partagée, qui la dévore transparaît dans son comportement, qui interroge tour à tour son mari, Arkady, sa mère, Anna Semoinovna, son enfant aussi.

Véra Alexandrovna, l’adolescente orpheline adoptée par la famille, est elle-même perturbée par l’aveu que lui extirpe Natalia. Celle-ci est animée à la fois par la jalousie et le besoin de se rassurer. Oui, la jeune fille est sensible aussi au charme du précepteur. Elle se déclare amoureuse. Devant ce chassé-croisé, dont il finit par mesurer les désordres, Alexei décide de partir.

Il n’est pas le seul. Rakitine, le confident, l’amoureux platonique de Natalia, mais aussi l’ami fidèle de son mari, mesure l’impasse qui le guette. Il prétexte des affaires pour regagner également Moscou. Véra, enfin, finit par répondre favorablement à l’entremise du médecin de famille. Elle accepte son mariage avec Bolchintsov, voisin aisé et timide, bien plus âgé aussi.

La raison du confort l’emporte sur un amour désormais en fuite. Ce même amour fuyant déserte la villégiature laissant Natalia à son désarroi. Un orage spectaculaire fait sortir de sa torpeur estivale ce psychodrame, qui avançait tout à la fois feutré et intense. La référence au cinéma italien des années 1970 est suffisamment discrète pour ne distraire l’attention dans une progression dramatique captivante.

Un décor simple, une mise en scène souple y contribuent. Le jeu des acteurs est à l’unisson. Clémence Boué n’est pas sans évoquer, par sa finesse d’interprétation une Isabelle Huppert, qui a eu l’occasion de camper ce même rôle d’une Natalia, versatile et désemparée. Auprès d’elle, Stéphane Facco incarne un Rakitine loyal mais malheureux ; Juliette Léger fait passer Véra de l’insouciance gaie à la gravité ; Guillaume Ravoire excelle en Arkady dépassé par la tournure des événements tout comme Alexei joué par Louis Berthélémy.

La drôlerie n’en est pas moins présente dans ces moments fiévreux. On la doitaux interventions du médecin (Daniel San Pedro), bavard, intrusif et filou sur les bords; d’Isabelle Gardien en mère abusive (ou presque), ce qui vaut des dialogues savoureux avec son fils Arkady ; de Mireille Roussel, la gouvernante qui comprend que son salut passe par une union avec le médecin ; de Jean-Noël Brouté, enfin, propriétaire pataud et finalement comblé !

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Représentations données au théâtre de Caen, mercredi 8 et jeudi 9 mars 2023, au théâtre de Caen.

 

 

 

 

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