« Le Lac… », grand Cygne et mauvais signe

Version Angelin Preljocaj, « Le Lac des cygnes » tient de l’exploit. Ou comment le chorégraphe réinvente « l’Everest », comme il l’appelle, de Tchaïkovski. Et ce, sans se départir d’un hommage à Marius Petipa, auquel le ballet doit son premier grand succès (1895). Certes, le conte fantastique initial se transmue en fable écologique prégnante. Certes, quelques libertés sont prises avec la partition originale. Pour autant, Preljocaj s’inscrit bien dans une lignée romantique, celle d’une face sombre, exacerbée. Qualité des images, des costumes, des lumières et interprétation de haut niveau, tout concourt à un spectacle exceptionnel. Salué comme tel à la première représentation. C’est au théâtre de Caen jusqu’à dimanche.

(Crédit: Jean-Claude Carbone)

 

Ici,  le sorcier Rothbart se révèle un redoutable oligarque, doté toujours de pouvoirs maléfiques. La princesse Odette opposée à l’homme d’affaires en est la victime. Dans une ambiance fantomatique, dominée par des formes mouvantes étranges et inquiétantes, la jeune femme est enlevée. Ce préambule fulgurant donne la tonalité d’un ballet tendu de bout en bout.

La trame originelle est conservée qui fait du prince Siegfried l’amoureux de la femme-cygne, Odette, mais trompé par son sosie, Odile, créature de Rothbart. On connaît à l’œuvre des fins différentes, selon les chorégraphes et les époques. Celle adoptée par Angelin Preljocaj  fait plonger dans l’atmosphère oppressante à la « Melancholia », le film de Lars Von Trier.

D’un côté, la mégapole, les complexes industriels, de l’autre la nature symbolisée par le lac, que menace un projet de forage ou de gisement. Siegfried paraît en marge d’une société que soutient son magnat de père. Ce sont deux mondes, en noir et en blanc, qui s’affrontent. Tout au long du ballet, alternent ces dominantes, qu’accompagne le remarquable travail du vidéaste Boris Labbé.

La seule concession à la couleur, ce sont les tuniques pastel des danseuses pour la scène de réception du premier acte. La présentation de la maquette de l’usine d’exploitation est prétexte à bal. Il vire à la rave party, entraînée par une musique électronique, tandis qu’en fond, sur la largeur de la scène, s’affolent courbes et chiffres de la Bourse. Ces images succèdent à celle, rapprochée, d’une ville, telle Gotham City sur laquelle pleure une lourde pluie acide.

(Crédit: Jean-Claude Carbone)

L’ordre des figures _ pas de deux, quadrille, ballet d’ensemble _ est quasiment respecté, tout autant que leur trame classique. Angelin Preljocaj connaît bien sa syntaxe. Il y apporte sa patte personnelle, aussi convaincante que personnelle. Non sans humour, à l’exemple de la célèbre danse des quatre petits cygnes, qu’agrémente un dandinement espiègle. Les danseuses sont nus pieds, donc exit les pointes. À la relative raideur de ces exercices, le chorégraphe substitue dans les mouvements une fluidité intense d’émotion. En témoignent, les exécutions des pas de deux par Théa Martin (Odette) et Laurent Le Gall (Siegfried) ou la même en Odile avec Antoine Dubois (Rothbart) _ aux représentations du 9 et 10 mars.

Le battement des ailes qui caractérisent les cygnes semble être la matrice de toute une nomenclature de mouvements des bras imaginés par Preljocaj. On  est frappé et séduit, tant par leur variété que par leur réalisation. Cela tient de la précision horlogère. On citera le ballet du troisième acte, envahi par le noir, des costumes aux accessoires. Les danseuses et danseurs interprètent les figures assis sur des chaises, au rythme trépidant de la musique de Tchaïkovski. Le résultat est époustouflant !

La vidéo d’une berge s’élargit au lac. Sa végétation est progressivement détruite par des installations industrielles. Ces images agissent comme des surtitres et complètent le propos du chorégraphe. La lueur diurne s’efface devant un soleil d’encre, catafalque qui enveloppe les cygnes voués à disparaître. Odette, elle aussi, a disparu, laissant Siegfried désespéré. Noir c’est noir… Mauvais signe !

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« Le Lac des cygnes » par le Ballet Preljocaj, création 2020, pièce pour 26 danseurs. Au théâtre de Caen depuis le mercredi 9 mars 2022. Représentations encore samedi 12 mars, 18 h et dimanche 13 mars, 15 h. Durée : 1 h 50. Rens. 02 31 30 48 00.

 

 

 

 

 

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